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XXX
SOUVENIRS INTIMES

tout est dans la nature ; rien n’est moral ou immoral, mais l’âme de celui qui représente la nature la rend grande, belle, sereine, petite, ignoble ou tourmentante. Des livres obscènes bien écrits, il ne pouvait en exister, selon lui.

Très large certainement dans les lectures qu’il me recommandait, il était cependant fort sévère à ne rien me donner où l’amusement seul eût été mon guide, et ne me permettait jamais de laisser un ouvrage inachevé. « Continue à lire l’histoire de la Conquête, m’écrivait-il, ne t’habitue pas à commencer des lectures et à les planter là pour quelque temps. Quand on a pris un livre, il faut l’avaler d’un seul coup. C’est le seul moyen de voir l’ensemble et d’en tirer du profit. Accoutume-toi à poursuivre une idée. Puisque tu es mon élève, je ne veux pas que tu aies ce décousu dans les pensées, ce peu d’esprit de suite qui est l’apanage des personnes de ton sexe. »

Il tenait à cette discipline intellectuelle, la jugeant fort utile ; son éducation cherchait à l’imprimer le plus possible à mon esprit. Lui, si débonnaire, était sur quelques points très rigoureux ; ainsi il voulait que l’honnêteté d’une femme ne consistât pas seulement dans la pureté de ses mœurs, mais qu’elle y joignît les qualités qu’on exige d’un honnête homme. Ma leçon finie, mon oncle s’asseyait à sa table dans le haut fauteuil à dossier de chêne, ne se donnant de repos que pour aller de temps en temps respirer à sa fenêtre une large bouffée d’air, il y restait jusqu’à 7 heures. On dînait alors, et la causerie intime reprenait comme après le déjeuner. À 9 heures, 10 au plus tard, il se remettait avec empressement au travail qu’il prolongeait bien avant dans la nuit. Il n’était jamais plus en train qu’en ces heures solitaires où aucun bruit ne venait le troubler.

Il restait ainsi plusieurs mois de suite, ne voyant personne que Louis Bouilhet, son intime ami, qui,