Page:Flaubert Édition Conard Correspondance 1.djvu/326

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
278
CORRESPONDANCE

époque, j’ai fait de grands progrès tout d’un coup ; et autre chose est venu. Alors, j’ai fait nettement pour mon usage deux parts dans le monde et dans moi : d’un côté l’élément externe, que je désire varié, multicolore, harmonique, immense, et dont je n’accepte rien que le spectacle, d’en jouir ; de l’autre l’élément interne, que je concentre afin de le rendre plus dense et dans lequel je laisse pénétrer, à pleines [sic] effluves, les plus purs rayons de l’Esprit, par la fenêtre ouverte de l’intelligence. Tu ne trouveras pas cette phrase très claire ; il faudrait un volume pour la développer. Néanmoins je n’ai renoncé à rien de la vie, comme tu sembles le croire. J’ouvre, tout comme les autres, les narines pour sentir les roses et les yeux pour contempler la lune. Amour et amitié, je n’ai rien rejeté. J’ai au contraire pris des lunettes pour les distinguer plus nettement. Fouille-moi tant qu’il te plaira, tu ne découvriras rien qui doive t’attrister, ni dans le passé, ni dans le présent. Je souhaiterais que tu pusses lire dans mon cœur : les larmes de doute et d’accablement que tu répands se changeraient en larmes de joie et de bonheur. Oui, je t’aime, je t’aime, entends-tu ? Faut-il le crier plus fort encore ? Mais si je n’ai pas l’amour ordinaire qui ne sait que sourire, est-ce ma faute si tout mon être n’a rien de doux dans ses allures ? Je te l’ai déjà dit, j’ai la peau du cœur, comme celle des mains, assez calleuse : ça vous blesse quand on y touche ; le dessous peut-être n’en est que plus tendre. Quand tu seras toujours, chère amie, à me reprocher de ne pas venir te voir, que puis-je te répondre ? C’est me tourmenter à plaisir en me rappelant (ce qui est inutile, grand Dieu ! car je