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DE GUSTAVE FLAUBERT.

par son travail une aisance honnête. Eh bien ! je soutiens que c’est un malheur immense, en cela qu’on le sent chaque jour, que d’être né dans la médiocrité avec des instincts de richesse. On en souffre à toute minute, on en souffre pour soi, pour les autres, pour tout.

Tu vas rire de tout cela. Moi j’en ris aussi et je me trouve d’un suprême ridicule. J’ai voulu m’en corriger ; impossible. Ça empire au lieu de diminuer. Je suis d’une cupidité excessive en même temps que je ne tiens à rien. On viendrait m’apprendre que je n’ai plus le sou, que je n’en dormirais pas moins cette nuit. Quant à l’envie et à la jalousie, ce sont deux sentiments dont, en me sondant bien, je ne vois pas l’apparence en moi. J’ai souvent joui du bonheur des autres ; quant à m’en affliger, jamais. Mais mon faible, c’est un besoin d’argent qui m’effraie, c’est un appétit de choses splendides qui, n’étant pas satisfait, augmente, s’aigrit et tourne en manie. Tu me demandais l’autre jour à quoi je passais mon temps avec Du Camp ? Nous avons pendant trois jours travaillé sur la carte un grand voyage en Asie qui devrait durer six ans, et nous coûter, de la manière dont il était conçu, trois millions six cent mille et quelques francs. Nous avons tout arrangé, achat de chevaux, d’équipements, de tentes, paye des hommes d’escortes, costumes, armes, etc. Nous nous étions si bien monté la tête que nous en avons été un peu malades ; lui surtout en a eu la fièvre. N’est-ce pas bête ? Mais qu’y faire si c’est dans mon sang ? Est-ce ma faute ? Il me faudrait seulement pour vivre en garçon à Paris une trentaine de mille livres de rente. Jamais je ne les