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DE GUSTAVE FLAUBERT.

j’aime pour ma consommation particulière, ce sont les génies un peu moins agréables au toucher, plus dédaigneux du peuple, plus retirés, plus fiers dans leurs façons et dans leurs goûts ; ou bien le seul homme qui puisse remplacer tous les autres, mon vieux Shakespeare, que je vais recommencer d’un bout à l’autre et ne quitter cette fois que quand les pages m’en seront restées aux doigts. Quand je lis Shakespeare je deviens plus grand, plus intelligent et plus pur. Parvenu au sommet d’une de ses œuvres, il me semble que je suis sur une haute montagne : tout disparaît et tout apparaît. On n’est plus homme, on est œil ; des horizons nouveaux surgissent, les perspectives se prolongent à l’infini ; on ne pense pas que l’on a vécu aussi dans ces cabanes qu’on distingue à peine, que l’on a bu à tous ces fleuves qui ont l’air plus petits que des ruisseaux, que l’on s’est agité enfin dans cette fourmilière et que l’on en fait partie. J’ai écrit autrefois, dans un mouvement d’orgueil heureux (et que je voudrais bien retrouver), une phrase que tu comprendras. C’était en parlant de la joie causée par la lecture des grands poètes : « Il me semblait parfois que l’enthousiasme qu’ils me donnaient me faisait leur égal et me montait jusqu’à eux[1]. » Allons, voilà mon papier plein et je ne t’ai pas dit un mot de ce que je voulais te dire. Il faut que j’aille à Rouen (mes agréables parents m’y font aller souvent, encore 15 jours comme ça ; ce sont des promenades perpétuelles. Molière a oublié une espèce de fâcheux, c’est le Parent), pour réclamer au che-

  1. Voir Novembre, œuvres de jeunesse inédites, t. II, p. 173.