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CORRESPONDANCE

mourir pour n’en pas garder la mémoire ? chose étrange chez moi !

Est-ce un effet de l’original, est-ce un résultat de l’isolement de plus en plus grand au milieu duquel je vis ? Mais parfois, en regardant un homme, je me demande s’il est bien vrai que ce soit là mon semblable. Et quand je m’interroge, que je cherche entre lui et moi les points de ressemblance possibles, je trouve entre nous une différence plus grande que si nous habitions deux planètes séparées.

À l’heure qu’il sera quand tu recevras ma lettre, tu dois avoir vu Du Camp. Il arrive demain matin à Paris. Il trouvera ton mot, à moins qu’il n’ait retardé son départ de Bernay. Comment le trouves-tu ? Quel effet sa visite t’a-t-elle causé ? Franchement, j’aurais voulu être là ; je suis sûr que vous étiez aussi embarrassés l’un que l’autre.

Fuir, dis-tu ! Aller habiter Rhodes ou Smyrne. Ah ! ces rêves-là rendent malheureux. J’en ai trop fait, j’ai connu comme un autre des aspirations désordonnées de voyages lointains. J’ai voulu une mer bleue, un caïque avec ses caïkdjis, une tente au désert ; j’ai passé des jours entiers, au coin de mon feu, à faire la chasse au tigre, et j’entendais le bruit des bambous que cassaient les pieds de mon éléphant, qui hennissait (sic) de terreur en flairant les bêtes féroces. Avec toi, vivre là-bas ? Oui, mais est-ce qu’on oublie ? Notre nature est si misérable qu’arrivés là-bas nous voudrions être ici. J’ai vécu plusieurs années comblé de tous les éléments de bonheur possible, et je me trouvais l’homme le plus à plaindre du monde. Pourquoi ? Dieu le sait. J’ai un ami qui a vécu huit ans dans l’Inde. Il