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DE GUSTAVE FLAUBERT.

162. À LA MÊME.
En partie inédite.
Vendredi, minuit. [Croisset, 23 octobre 1846.]

Non, je ne méprise pas la gloire : on ne méprise pas ce qu’on ne peut atteindre. Plus que celui d’un autre, mon cœur a battu à ce mot-là. J’ai passé autrefois de longues heures à rêver pour moi des triomphes étourdissants, dont les clameurs me faisaient tressaillir comme si déjà je les eusse entendues. Mais je ne sais pourquoi, un beau matin, je me suis réveillé débarrassé de ce désir, et plus entièrement même que s’il eût été comblé. Je me suis reconnu alors plus petit et j’ai mis toute ma raison dans l’observation de ma nature, de son fond, de ses limites surtout. Les poètes que j’admirais ne m’en ont paru que plus grands, éloignés qu’ils étaient davantage de moi, et j’ai joui, dans la bonne foi de mon cœur, de cette humilité qui eût fait crever un autre de rage. Quand on a quelque valeur, chercher le succès c’est se gâter à plaisir, et chercher la gloire c’est peut-être se perdre complètement. Car il y a deux classes de poètes. Les plus grands, les rares, les vrais maîtres résument l’humanité ; sans se préoccuper ni d’eux-mêmes, ni de leurs propres passions, mettant au rebut leur personnalité pour s’absorber dans celles des autres, ils reproduisent l’Univers, qui se reflète dans leurs œuvres, étincelant, varié, multiple, comme un ciel entier qui se mire dans la mer avec toutes ses étoiles et tout son azur. Il y