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DE GUSTAVE FLAUBERT.

cadeau que je t’ai fait que de te procurer ma connaissance ! J’ai passé l’âge où l’on aime comme tu le voudrais. Je ne sais pas pourquoi j’ai cédé cette fois-là. Tu m’as attiré, moi qui me méfie tant des choses qui attirent.

Sous mon enveloppe de jeunesse, gît une vieillesse singulière. Qu’est-ce donc qui m’a fait si vieux au sortir du berceau, et si dégoûté du bonheur avant même d’y avoir bu ? Tout ce qui est de la vie me répugne ; tout ce qui m’y entraîne et m’y plonge m’épouvante. Je voudrais n’être jamais né ou mourir.

J’ai en moi, au fond de moi, un embêtement radical, intime, âcre et incessant, qui m’empêche de rien goûter et qui me remplit l’âme à la faire crever. Il reparaît à propos de tout, comme les charognes boursouflées des chiens qui reviennent à fleur d’eau, malgré les pierres qu’on leur a attachées au cou pour les noyer. Quand je t’ai crié dès l’abord, avec une naïveté que tu as peu appréciée, que tu te trompais, qu’il fallait m’oublier, que c’était à un fantôme et non à un homme que tu t’adressais, tu n’as pas voulu me croire. Il fallait me croire pourtant.

Tu me juges mal, va ! N’estime pas tant mon esprit. Je ne vise pas à être un Gœthe, parce que les chandelles pâlissent devant le soleil, et, quoi que tu en croies, je ne m’efforce à singer personne, les grands hommes encore moins que d’autres.

Quant à mon cœur, il a l’embouchure étroite et embarrassée ; le liquide n’en sort pas aisément, il remonte le courant et tourbillonne ; c’est comme la Seine à Quillebeuf, tout plein de bas-fonds mouvants. Beaucoup de vaisseaux s’y sont perdus !