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CORRESPONDANCE

Tu t’ennuies ! T’ennuieras-tu moins quand je serai revenu ? Qui sait ? L’âge des tristesses continues nous arrive. Au moins nous nous embêterons ensemble.

Un plan de conte chinois me paraît fort comme idée générale. Peux-tu m’envoyer le scénario ? Quand tu auras comme couleur locale tes jalons principaux, laisse là les livres et mets-toi à la composition ; ne nous perdons pas dans l’archéologie, tendance générale et funeste, je crois, de la génération qui vient. La résolution de Mulot est belle et m’a énormément fait de plaisir comme moralité artistique ; mais est-elle aussi intelligente et sympathique qu’elle est consciencieuse ? Un maître eût été causer avec un prévôt pendant vingt minutes ou huit jours, aurait compris et se serait mis à la besogne. Et le temps perdu ! Misérables que nous sommes, nous avons, je crois, beaucoup de goût parce que nous sommes profondément historiques, que nous admettons tout et nous plaçons au point de vue de la chose pour la juger. Mais avons-nous autant d’innéité que de compréhensivité ? Une originalité féroce est-elle compatible même avec tant de largeur ? Voilà mon doute sur l’esprit artistique de l’époque, c’est-à-dire du peu d’artistes qu’il y a. Du moins, si nous ne faisons rien de bon, aurons-nous, peut-être, préparé et amené une génération qui aura l’audace (je cherche un autre mot) de nos pères avec notre éclectisme à nous. Ça m’étonnerait : le monde va devenir bougrement bête. D’ici à longtemps ce sera bien ennuyeux. Nous faisons bien de vivre maintenant. Tu ne croirais pas que nous causons beaucoup de l’avenir de la société.