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DE GUSTAVE FLAUBERT.

cependant, nous devrait être passé de la migraine et des défaillances nerveuses. Il y a une chose qui nous perd, vois-tu, une chose stupide qui nous entrave : c’est « le goût », le bon goût. Nous en avons trop, je veux dire que nous nous en inquiétons plus qu’il ne faut. La terreur du mauvais nous envahit comme un brouillard (un sale brouillard de décembre qui arrive tout à coup, vous glace les entrailles, pue au nez et pique les yeux). Si bien que, n’osant avancer, nous restons immobiles. Ne sens-tu pas combien nous devenons critiques, que nous avons des poétiques à nous, des principes, des idées faites d’avance, des règles enfin, tout comme Delille et Marmontel ! Elles sont autres, mais qu’est-ce que ça fait ? Ce qui nous manque, c’est l’audace. À force de scrupules, nous ressemblons à ces pauvres dévots qui ne vivent pas de peur de l’enfer, et qui réveillent leur confesseur de grand matin pour s’accuser d’avoir eu la nuit des rêves amoureux. Ne nous inquiétons pas tant du résultat. Aimons, aimons ; qu’importe l’enfant dont accouchera la Muse ! Le plus pur plaisir n’est-il pas dans ses baisers ?

Faire mal, faire bien, qu’est-ce que ça fait ? J’ai renoncé pour moi à m’occuper de la postérité. C’est prudent. Mon parti en est pris. À moins qu’un vent excessivement littéraire ne survienne à souffler d’ici à quelques années, je suis très résolu à « ne faire gémir » les presses d’aucune élucubration de ma cervelle. Toi et ma mère et les autres (car c’est une chose magnifique qu’on ne veuille pas laisser exister les gens à leur guise) blâmiez fort ma manière de vivre. Attends un peu que je sois revenu, et tu verras si je vais la reprendre. Je