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CORRESPONDANCE

voilà tout. Les premières impressions ne s’effacent pas, tu le sais. Nous portons en nous notre passé ; pendant toute notre vie, nous nous sentons de la nourrice. Quand je m’analyse, je trouve en moi, encore fraîches et avec toutes leurs influences (modifiées il est vrai par les combinaisons de leur rencontre), la place du père Langlois, celle du père Mignot, celle de don Quichotte et de mes songeries d’enfant dans le jardin, à côté de la fenêtre de l’amphithéâtre. Je me résume : prends quelqu’un pour lui[1] apprendre l’anglais et les premiers éléments généraux. Mêle-toi de tout cela le plus que tu pourras toi-même, et surveille le caractère et le bon sens (je donne au mot l’acception la plus large) de la personne.

Je te parlais tout à l’heure d’observation morale. Je n’aurais jamais soupçonné combien ce côté est abondant en voyage. On s’y frotte à tant d’hommes différents que finalement on finit par connaître un peu le monde (à force de le parcourir). La terre est couverte de balles splendides. Le voyage a des mines de comique immenses et inexploitées. Je ne sais pourquoi personne jusqu’à présent n’a fait cette remarque qui me paraît bien naturelle. Et puis, c’est qu’on se déboutonne si vite, on vous fait des confidences si étranges ! Un homme voyage depuis un an et ne trouve personne à qui parler ; Il vous rencontre un soir dans un hôtel ou sous une tente ; on parle d’abord politique, puis on cause de Paris, puis le bouchon sort doucement, le vin s’épanche, et en deux heures voilà qu’on vide le reste jusqu’au fond, ou à peu près. Le len-

  1. Sa nièce Caroline.