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CORRESPONDANCE

Ne trouves-tu pas, chère vieille, que je deviens diablement moraliste en voyage ? J’ai beaucoup pratiqué l’humanité depuis dix-huit mois. Voyager développe le mépris qu’on a pour elle. Depuis celui qui vous demande du poison pour expédier son papa, jusqu’à la mère qui vous vend sa fille, on en voit de toutes couleurs. Je n’aurais jamais soupçonné ce côté au voyage. On se dérange pour voir des ruines et des arbres : mais entre la ruine et l’arbre c’est tout autre chose que l’on rencontre ; et de tout cela, paysages et canailleries, résulte en vous une pitié tranquille et indifférente, sérénité rêveuse qui promène son regard sans l’attacher sur rien (parce que tout vous est égal et qu’on se sent aimer autant les bêtes que les hommes, et les galets de la mer autant que les maisons des villes). Pleine de couchers de soleil, de bruits de flots et de feuillages et de senteurs de bois et de troupeaux, avec des souvenirs de figures humaines dans toutes les postures et les grimaces du monde, l’âme recueillie sur elle-même sourit silencieusement en sa digestion, comme une bayadère engourdie d’opium.

L’égoïsme aussi se développe raide, à force de voir tant de gens qui vous sont aussi étrangers que le bouquet de lentisques du bord de la route. On ne pense qu’à soi, on ne s’intéresse qu’à soi et l’on donnerait la vie d’un régiment pour s’épargner un rhume. Il y a un proverbe oriental qui dit : « Méfie-toi du hadji (pèlerin). » Ce proverbe est bon. À force d’être hadji, on devient un gredin, à ce que je crois du moins.

Une des plus jolies choses que j’ai vues en