Page:Flaubert Édition Conard Correspondance 2.djvu/335

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
329
DE GUSTAVE FLAUBERT.

épaules de pitié. Il est beau d’être un grand écrivain, de tenir les hommes dans la poêle à frire de sa phrase et de les y faire sauter comme des marrons. Il doit y avoir de délirants orgueils à sentir qu’on pèse sur l’humanité de tout le poids de son idée. Mais il faut, pour cela, avoir quelque chose à dire. Or je vous avouerai qu’il me semble que je n’ai rien que n’aient les autres, ou qui n’ait été aussi bien dit, ou qui ne puisse l’être mieux. Dans cette vie que vous me prêchez, j’y perdrais le peu que j’ai ; je prendrais les passions de la foule pour lui plaire et je descendrais à son niveau. Autant rester au coin de son feu, à faire de l’Art pour soi tout seul, comme on joue aux quilles. L’Art, au bout du compte, n’est peut-être pas plus sérieux que le jeu de quilles. Tout n’est peut-être qu’une immense blague ; j’en ai peur, et quand nous serons de l’autre côté de la page, nous serons peut-être fort étonnés d’apprendre que le mot du rébus était si simple. Au milieu de tout cela j’avance péniblement dans mon livre. Je gâche un papier considérable. Que de ratures ! La phrase est bien lente à venir. Quel diable de style ai-je pris ! Honnis soient les sujets simples ! Si vous saviez combien je m’y torture, vous auriez pitié de moi. M’en voilà bâté pour une grande année au moins.

Quand je serai en route j’aurai du plaisir ; mais c’est difficile. J’ai recommencé aussi un peu de grec et de Shakespeare.

J’oubliais de vous dire que l’institutrice dévote[1] est arrivée depuis 10 jours. Son physique ne m’impressionne pas. Je n’ai jamais été moins vénérien.

  1. Miss Isabelle, institutrice de sa nièce.