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CORRESPONDANCE

À la place de saint Antoine, par exemple, c’est moi qui y suis ; la Tentation a été pour moi et non pour le lecteur. Moins on sent une chose, plus on est apte à l’exprimer comme elle est (comme elle est toujours en elle-même, dans sa généralité et dégagée de tous ses contingents éphémères). Mais il faut avoir la faculté de se la faire sentir. Cette faculté n’est autre que le génie : voir, avoir le modèle devant soi, qui pose.

C’est pourquoi je déteste la poésie parlée, la poésie en phrases. Pour les choses qui n’ont pas de mots, le regard suffit. Les exhalaisons d’âme, le lyrisme, les descriptions, je veux de tout cela en style. Ailleurs, c’est une prostitution de l’art et du sentiment même.

C’est cette pudeur-là qui m’a toujours empêché de faire la cour à une femme. En disant les phrases po-é-tiques qui me venaient alors aux lèvres, j’avais peur qu’elle ne se dise : « Quel charlatan ! » et la crainte d’en être un effectivement m’arrêtait. Cela me fait songer à Mme Cloquet qui, pour me montrer comme elle aimait son mari et l’inquiétude qu’elle avait eue durant une maladie de cinq à six jours qu’il avait faite, relevait son bandeau pour que je visse deux ou trois cheveux blancs sur sa tempe et me disait : « J’ai passé trois nuits sans dormir, trois nuits à le garder. » C’était en effet formidable de dévouement.

Sont de même farine tous ceux qui vous parlent de leurs amours envolés, de la tombe de leur mère, de leur père, de leurs souvenirs bénis, baisent des médailles, pleurent à la lune, délirent de tendresse en voyant des enfants, se pâment au théâtre, prennent un air pensif devant l’Océan.