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DE GUSTAVE FLAUBERT.

dire l’Art et la vie. J’ai été assez vexé pour toi de l’engrossement de Rachel. Que décides-tu ? Si j’ai un conseil à te donner, c’est d’attendre qu’elle ait pondu son enfant pour lui donner le tien. On n’a presque pas d’exemple d’une pièce jouée par elle qui soit tombée. Si sans elle ton œuvre triomphe, avec elle le succès sera plus complet ; si elle doit échouer, son aide la fera toujours vivre quelque temps. Je n’ai d’ailleurs, quand j’y réfléchis, et j’y rêve souvent, rien de vraiment solide à te communiquer là-dessus. Consulte les gens habitués aux chances dramatiques. En fait de succès et de chutes à prédire, je n’y entends goutte. J’aurais en poche l’Hamlet de Shakespeare et les Odes d’Horace, que j’hésiterais à les publier. Mais tout le monde n’est pas tenu d’avoir sur l’intelligence du public le préjugé que j’en ai. Tu me demandes des renseignements sur notre travail à nous deux, Max et moi. Sache donc que je suis harassé d’écrire. Le style, qui est une chose que je prends à cœur, m’agite les nerfs horriblement. Je me dépite, je me ronge. Il y a des jours où j’en suis malade et où, la nuit, j’en ai la fièvre. Plus je vais et plus je me trouve incapable de rendre l’Idée. Quelle drôle de manie que celle de passer sa vie à s’user sur des mots et à suer tout le jour pour arrondir des périodes ! Il y a des fois, il est vrai, où l’on jouit démesurément ; mais par combien de découragements et d’amertumes n’achète-t-on pas ce plaisir ! Aujourd’hui, par exemple, j’ai employé huit heures à corriger cinq pages, et je trouve que j’ai bien travaillé. Juge du reste ; c’est pitoyable. Quoi qu’il en soit, j’achèverai ce travail qui est, par son objet même, un rude exercice, puis l’été prochain