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CORRESPONDANCE

plative. Ce qui m’a gardé de la débauche, ce n’est pas la vertu, mais l’ironie. La bêtise du vice me fait encore plus rire de pitié que la turpitude ne me dégoûte.

Je suis né à l’hôpital (de Rouen — dont mon père était le chirurgien en chef ; il a laissé un nom illustre dans son art) et j’ai grandi au milieu de toutes les misères humaines — dont un mur me séparait. Tout enfant, j’ai joué dans un amphithéâtre. Voilà pourquoi, peut-être, j’ai les allures à la fois funèbres et cyniques. Je n’aime point la vie et je n’ai point peur de la mort. L’hypothèse du néant absolu n’a même rien qui me terrifie. Je suis prêt à me jeter dans le grand trou noir avec placidité.

Et cependant, ce qui m’attire par-dessus tout, c’est la religion. Je veux dire toutes les religions, pas plus l’une que l’autre. Chaque dogme en particulier m’est répulsif, mais je considère le sentiment qui les a inventés comme le plus naturel et le plus poétique de l’humanité. Je n’aime point les philosophes qui n’ont vu là que jonglerie et sottise. J’y découvre, moi, nécessité et instinct ; aussi je respecte le nègre baisant son fétiche autant que le catholique aux pieds du Sacré-Cœur.

Continuons les confidences : je n’ai de sympathie pour aucun parti politique ou pour mieux dire je les exècre tous, parce qu’ils me semblent également bornés, faux, puérils, s’attaquant à l’éphémère, sans vues d’ensemble et ne s’élevant jamais au-dessus de l’utile. J’ai en haine tout despotisme. Je suis un libéral enragé. C’est pourquoi le socialisme me semble une horreur pédantesque qui sera la mort de tout art et de toute moralité.