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DE GUSTAVE FLAUBERT.

me demandez quels livres lire. Lisez Montaigne, lisez-le lentement, posément ! Il vous calmera. Et n’écoutez pas les gens qui parlent de son égoïsme. Vous l’aimerez, vous verrez. Mais ne lisez pas, comme les enfants lisent, pour vous amuser, ni comme les ambitieux lisent, pour vous instruire. Non, lisez pour vivre. Faites à votre âme une atmosphère intellectuelle qui sera composée par l’émanation de tous les grands esprits. Étudiez à fond Shakespeare et Gœthe. Lisez des traductions des auteurs grecs et romains, Homère, Pétrone, Plaute, Apulée, etc. Et quand quelque chose vous ennuiera, acharnez-vous dessus, vous le comprendrez bientôt. Ce sera une satisfaction pour vous. Il s’agit de travailler, me comprenez-vous ? Je n’aime pas à voir une aussi belle nature que la vôtre, s’abîmer dans le chagrin et le désœuvrement. Élargissez votre horizon et vous respirerez plus à l’aise. Si vous étiez un homme et que vous eussiez vingt ans, je vous dirais de vous embarquer pour faire le tour du monde. Eh bien ! faites le tour du monde dans votre chambre. Étudiez ce dont vous ne vous doutez pas : la Terre. Mais je vous recommande d’abord Montaigne. Lisez-le d’un bout à l’autre et, quand vous aurez fini, recommencez. Les conseils (de médecins, sans doute) que l’on vous donne me paraissent peu intelligents. Il faut, au contraire, fatiguer votre pensée. Ne croyez pas qu’elle soit usée. Ce n’est point une courbature qu’elle a, mais des convulsions. Ces gens-la, d’ailleurs, n’entendent rien à l’âme. Je les connais, allez.

Je ne vous parle pas aujourd’hui d’Angélique, parce que je n’ai ni le temps ni la place. Je vous