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DE GUSTAVE FLAUBERT.

Oui, la littérature m’embête au suprême degré ! Mais ce n’est pas ma faute ; elle est devenue chez moi une vérole constitutionnelle ; il n’y a pas moyen de s’en débarrasser. Je suis abruti d’art et d’esthétique et il m’est impossible de vivre un jour sans gratter cette incurable plaie, qui me ronge.

Je n’ai (si tu veux savoir mon opinion intime et franche) rien écrit qui me satisfasse pleinement. J’ai en moi, et très net, il me semble, un idéal (pardon du mot), un idéal de style, dont la poursuite me fait haleter sans trêve. Aussi le désespoir est mon état normal. Il faut une violente distraction pour m’en sortir. Et puis, je ne suis pas naturellement gai. Bas, bouffon et obscène tant que tu voudras, mais lugubre nonobstant. Bref, la vie m’em… cordialement. Voilà ma profession de foi.

Depuis six semaines, je recule comme un lâche devant Carthage. J’accumule notes sur notes, livres sur livres, car je ne me sens pas en train. Je ne vois pas nettement mon objectif. Pour qu’un livre sue la vérité, il faut être bourré de son sujet jusque par-dessus les oreilles. Alors la couleur vient tout naturellement, comme un résultat fatal et comme une floraison de l’idée même.

Actuellement, je suis perdu dans Pline que je relis pour la seconde fois de ma vie d’un bout à l’autre. J’ai encore diverses recherches à faire dans Athénée et dans Xénophon, de plus cinq ou six mémoires dans l’Académie des Inscriptions. Et puis, ma foi, je crois que ce sera tout ! Alors, je ruminerai mon plan qui est fait et je m’y mettrai ! Et les affres de la phrase commenceront,