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DE GUSTAVE FLAUBERT.

manqué en crever ; elle s’est passée, elle se passera, espérons-le.

J’ai à peu près écrit trois chapitres de Carthage, j’en ai encore une dizaine, tu vois où j’en suis. Il est vrai que le commencement était le plus rude. Mais il faut que j’en aie encore fait deux pour que je voie la mine que ça aura. Ça peut être bien beau, mais ça peut être aussi très bête. Depuis que la littérature existe, on n’a pas entrepris quelque chose d’aussi insensé. C’est une œuvre hérissée de difficultés. Donner aux gens un langage dans lequel ils n’ont pas pensé ! On ne sait rien de Carthage. (Mes conjectures sont je crois sensées, et j’en suis même sûr d’après deux ou trois choses que j’ai vues.) N’importe, il faudra que ça réponde à une certaine idée vague que l’on s’en fait. Il faut que je trouve le milieu entre la boursouflure et le réel. Si je crève dessus, ce sera au moins une mort. Et je suis convaincu que les bons livres ne se font pas de cette façon. Celui-là ne sera pas un bon livre. Qu’importe, s’il fait rêver à de grandes choses ! Nous valons plus par nos aspirations que par nos œuvres.

J’ai eu, néanmoins, et j’ai encore un fier poids de moins sur la conscience, depuis que je sais que le sieur Charles-Edmond n’est plus à la Presse. L’idée de la publicité me paralyse et il est certain que mon livre serait maintenant fini, si je n’avais eu la bêtise d’en parler.

Dans quinze jours, tu me verras tout prêt à dévorer Daniel de mes deux oreilles. Je te consacrerai une ou deux nuits si tu veux, car, pour mes journées, elles seront prises par la pièce de Bouilhet qui doit être jouée le 12 novembre.