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CORRESPONDANCE

terre de Rouen m’a dit que le paquebot de New-Haven ne marchait plus. Dès qu’il marchera, dès qu’on pourra aller de Dieppe à Rouen, reviens vers nous, ma chère Caro. Ta grand’mère vieillit tellement ! elle a tant envie, ou plutôt tant besoin de toi ! Quels mois que ceux que j’ai passés avec elle depuis ton départ ! Mes douleurs ont été si atroces que je ne les souhaite à personne, pas même à ceux qui les causent ! Le temps qui n’est pas employé à faire des courses pour servir MM. les Prussiens (hier, j’ai marché pendant trois heures pour leur avoir du foin et de la paille) on le passe à s’enquérir l’un de l’autre, ou à pleurer dans son coin. Je ne suis pas né d’hier et j’ai fait dans ma vie des pertes considérables ; eh bien ! tout cela n’était rien auprès de ce que j’endure maintenant. Je dis rien, rien ! Comment y résister ? Voilà ce qui m’étonne.

Et nous ne savons pas quand nous en sortirons. Le pauvre Paris tient toujours ! mais enfin, il succombera ! Et d’ici là, la France sera complètement saccagée, perdue. Et puis, après, qu’adviendra-t-il ? Quel avenir ! Il ne manquera pas de sophistes pour nous démontrer que nous n’en serons que mieux et que le « malheur purifie ». Non ! le malheur rend égoïste et méchant, et bête. Cela était inévitable ; c’est une loi historique. Mais quelle dérision que les mots « humanité, progrès, civilisation » ! Oh ! pauvre chère enfant, si tu savais ce que c’est que d’entendre traîner leurs sabres sur les trottoirs, et de recevoir en plein visage le hennissement de leurs chevaux ! Quelle honte ! quelle honte !

Ma pauvre cervelle est tellement endolorie que