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CORRESPONDANCE.

la cuisine ; les mères ne rechignent pas à débarbouiller leurs marmots. La désillusion est le propre des faibles. Méfiez-vous des dégoûtés, ce sont presque toujours des impuissants.

IV

Lui, — il pensait que l’Art est une chose sérieuse, ayant pour but de produire une exaltation vague, et même que c’est là toute sa moralité. J’extrais d’un cahier de notes les trois passages suivants :

Dans la poésie, il ne faut pas considérer si les mœurs sont vertueuses, mais si elles sont pareilles à celles de la personne qu’elle introduit. Aussi nous décrit-elle indifféremment les bonnes et les mauvaises actions, sans nous proposer les dernières en exemple.

Pierre Corneille.

L’Art, dans ses créations, ne doit penser à plaire qu’aux facultés qui ont vraiment le droit de le juger. S’il fait autrement, il marche dans une voie fausse.

Gœthe.

Toutes les beautés intellectuelles qui s’y trouvent (dans un beau style), tous les rapports dont il est composé, sont autant de vérités aussi utiles et peut-être plus précieuses pour l’esprit public que celles qui peuvent faire le fond du sujet.

Buffon.

Ainsi l’Art, ayant sa propre raison en lui-même, ne doit pas être considéré comme un moyen. Malgré tout le génie que l’on mettra dans le développement de telle fable prise pour exemple, une autre fable pourra servir de preuve contraire ; car les dénouements ne sont point des conclusions ; d’un cas particulier il ne faut rien induire de général ; — et les gens qui se croient par là progressifs vont à l’encontre de la science moderne, laquelle exige qu’on amasse beaucoup de faits avant d’établir une loi. Aussi Bouilhet se gardait-il de l’art prêcheur qui veut enseigner, corriger, moraliser. Il estimait encore moins l’art joujou qui cherche à distraire comme les cartes, ou à émouvoir comme la cour d’assises ; et il n’a point fait de l’art démocratique, convaincu que la forme, pour être accessible à tous, doit descendre très bas, et qu’aux époques civilisées on devient niais lorsqu’on essaie d’être naïf. Quant à l’art officiel, il en a repoussé les avantages, parce qu’il aurait fallu défendre des causes qui ne sont pas éternelles.

Fuyant les paradoxes, les nosographies, les curiosités, tous les petits chemins, il prenait la grande route, c’est-à-dire les sentiments généraux, les côtés immuables de l’âme humaine, et comme « les idées forment le fond du style », il tâchait de bien penser, afin de bien écrire.