Page:Flaubert - L’Éducation sentimentale éd. Conard.djvu/299

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rouges, jaunes, blanches et bleues sur toute la longueur de la foule, qui bordait le tour de l’Hippodrome. De loin, leur vitesse n’avait pas l’air excessive ; à l’autre bout du Champ de Mars, ils semblaient même se ralentir, et ne plus avancer que par une sorte de glissement, où les ventres des chevaux touchaient la terre sans que leurs jambes étendues pliassent. Mais, revenant bien vite, ils grandissaient ; leur passage coupait le vent, le sol tremblait, les cailloux volaient ; l’air, s’engouffrant dans les casaques des jockeys, les faisait palpiter comme des voiles ; à grands coups de cravache, ils fouaillaient leurs bêtes pour atteindre le poteau, c’était le but. On enlevait les chiffres, un autre était hissé ; et, au milieu des applaudissements, le cheval victorieux se traînait jusqu’au pesage, tout couvert de sueur, les genoux raidis, l’encolure basse, tandis que son cavalier, comme agonisant sur sa selle, se tenait les côtes.

Une contestation retarda le dernier départ. La foule qui s’ennuyait se répandit. Des groupes d’hommes causaient au bas des tribunes. Les propos étaient libres ; des femmes du monde partirent, scandalisées par le voisinage des lorettes.

Il y avait aussi des illustrations de bals publics, des comédiennes du boulevard ; — et ce n’était pas les plus belles qui recevaient le plus d’hommages. La vieille Georgine Aubert, celle qu’un vaudevilliste appelait le Louis XI de la prostitution, horriblement maquillée et poussant de temps à autre une espèce de rire pareil à un grognement, restait tout étendue dans sa longue calèche, sous une palatine de martre comme en plein hiver.