Page:Flaubert - L’Éducation sentimentale (1891).djvu/152

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décors de théâtre pour être contemplée à distance, des mains épaisses, de grands pieds, une mâchoire lourde ; et il dénigrait les acteurs les plus illustres, traitait de haut les poètes, disait : « mon organe, mon physique, mes moyens », en émaillant son discours de mots peu intelligibles pour lui-même, et qu’il affectionnait, tels que « morbidezza, analogue et homogénéité ».

Rosanette l’écoutait avec de petits mouvements de tête approbatifs. On voyait l’admiration s’épanouir sous le fard de ses joues, et quelque chose d’humide passait comme un voile sur ses yeux clairs, d’une indéfinissable couleur. Comment un pareil homme pouvait-il la charmer ? Frédéric s’excitait intérieurement à le mépriser encore plus, pour bannir, peut-être, l’espèce d’envie qu’il lui portait.

Mlle Vatnaz était maintenant avec Arnoux ; et, tout en riant très haut, de temps à autre, elle jetait un coup d’œil sur son amie, que M. Oudry ne perdait pas de vue.

Puis Arnoux et la Vatnaz disparurent ; le bonhomme vint parler bas à Rosanette.

— « Eh bien, oui, c’est convenu ! Laissez-moi tranquille. »

Et elle pria Frédéric d’aller voir dans la cuisine si M. Arnoux n’y était pas.

Un bataillon de verres à moitié pleins couvrait le plancher ; et les casseroles, les marmites, la turbotière, la poêle à frire sautaient. Arnoux commandait aux domestiques en les tutoyant, battait la rémolade, goûtait les sauces, rigolait avec la bonne.

— « Bien », dit-il, « avertissez-la ! Je fais servir. »

On ne dansait plus, les femmes venaient de se rasseoir, les hommes se promenaient. Au milieu du salon, un des rideaux tendus sur une fenêtre se bombait au vent ; et la Sphinx, malgré les observations de tout le monde, exposait au courant d’air ses bras en sueur. Où donc était Rosanette ? Frédéric la chercha plus loin, jusque dans le boudoir et dans la chambre. Quelques-