Page:Flaubert - L’Éducation sentimentale (1891).djvu/247

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Frédéric se leva ; en même temps Marthe parut.

Il ne pouvait se résoudre à s’en aller ; et, avec un regard tout plein de supplications :

— « Ces femmes dont vous parlez sont donc bien insensibles ? »

— « Non ! mais sourdes quand il le faut. »

Et elle se tenait debout, sur le seuil de sa chambre, avec ses deux enfants à ses côtés. Il s’inclina sans dire un mot. Elle répondit silencieusement à son salut.

Ce qu’il éprouva d’abord, ce fut une stupéfaction infinie. Cette manière de lui faire comprendre l’inanité de son espoir l’écrasait. Il se sentait perdu comme un homme tombé au fond d’un abîme, qui sait qu’on ne le secourra pas et qu’il doit mourir.

Il marchait cependant, mais sans rien voir, au hasard il se heurtait contre les pierres ; il se trompa de chemin.

Un bruit de sabots retentit près de son oreille ; c’étaient les ouvriers qui sortaient de la fonderie. Alors il se reconnut.

À l’horizon les lanternes du chemin de fer traçaient une ligne de feux. Il arriva comme un convoi partait, se laissa pousser dans un wagon, et s’endormit.

Une heure après, sur les boulevards, la gaieté de Paris le soir recula tout à coup son voyage dans un passé déjà loin. Il voulut être fort, et allégea son cœur en dénigrant Mme Arnoux par des épithètes injurieuses :

— « C’est une imbécile, une dinde, une brute, n’y pensons plus ! »

Rentré chez lui, il trouva dans son cabinet une lettre de huit pages sur papier à glaçure bleue et initiales R. A.

Cela commençait par des reproches amicaux :

« Que devenez-vous, mon cher ? je m’ennuie. »

Mais l’écriture était si abominable, que Frédéric allait rejeter tout le paquet quand il aperçut, en post-scriptum :