Page:Flaubert - L’Éducation sentimentale (1891).djvu/374

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

auteur d’un ouvrage intitulé Des engrais. On le renvoya vers un cercle horticole.

Puis un patriote en blouse gravit la tribune. Celui-là était un plébéien, large d’épaules, une grosse figure très douce et de longs cheveux noirs. Il parcourut l’assemblée d’un regard presque voluptueux, se renversa la tête, et enfin, écartant les bras :

— « Vous avez repoussé Ducretot, ô mes frères ! et vous avez bien fait, mais ce n’est pas par irréligion, car nous sommes tous religieux. »

Plusieurs écoutaient la bouche ouverte, avec des airs de catéchumènes, des poses extatiques.

— « Ce n’est pas, non plus, parce qu’il est prêtre, car, nous aussi, nous sommes prêtres ! L’ouvrier est prêtre, comme l’était le fondateur du socialisme, notre Maître à tous, Jésus-Christ ! »

Le moment était venu d’inaugurer le règne de Dieu. L’Evangile conduisait tout droit à 89 ! Après l’abolition de l’esclavage, l’abolition du prolétariat. On avait eu l’âge de haine, allait commencer l’âge d’amour.

— « Le christianisme est la clef de voûte et le fondement de l’édifice nouveau… »

— « Vous fichez-vous de nous ? » s’écria le placeur d’alcools. « Qu’est-ce qui m’a donné un calotin pareil ! » Cette interruption causa un grand scandale. Presque tous montèrent sur les bancs, et, le poing tendu, vociféraient : « Athée ! aristocrate ! canaille ! » pendant que la sonnette du président tintait sans discontinuer et que les cris « À l’ordre ! à l’ordre ! » redoublaient. Mais, intrépide, et soutenu d’ailleurs par « trois cafés » pris avant de venir, il se débattait au milieu des autres.

— « Comment, moi ! un aristocrate ? allons donc ! » Admis enfin à s’expliquer, il déclara qu’on ne serait jamais tranquille avec les prêtres, et, puisqu’on avait parlé tout à l’heure d’économies, c’en serait une fameuse que de supprimer les églises, les saints ciboires, et finalement tous les cultes.