Page:Flaubert - L’Éducation sentimentale (1891).djvu/42

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serré dans une gaine de chamois, de la fumer le plus lentement possible, sans jamais la poser sur du marbre, et, chaque soir, de la suspendre au chevet de son lit. À présent, il en secouait les morceaux dans sa main dont les ongles saignaient ; et, le menton sur la poitrine, les prunelles fixes, béant, il contemplait ces ruines de sa joie avec un regard d’une ineffable tristesse.

— « Si nous lui donnions des cigares, hein ? » dit tout bas Hussonnet, en faisant le geste d’en atteindre.

Frédéric avait déjà posé, au bord du guichet, un porte-cigares rempli.

— « Prends donc ! Adieu, bon courage ! »

Dussardier se jeta sur les deux mains qui s’avançaient. Il les serrait frénétiquement, la voix entrecoupée par des sanglots.

— « Comment ?… à moi ! à moi ! »

Les deux amis se dérobèrent à sa reconnaissance, sortirent, et allèrent déjeuner ensemble au café Tabourey, devant le Luxembourg.

Tout en séparant le beefsteak, Hussonnet apprit à son compagnon qu’il travaillait dans des journaux de modes et fabriquait des réclames pour l’Art industriel.

— « Chez Jacques Arnoux », dit Frédéric.

— « Vous le connaissez ? »

— « Oui ! non !… C’est-à-dire je l’ai vu, je l’ai rencontré. »

Il demanda négligemment à Hussonnet s’il voyait quelquefois sa femme.

— « De temps à autre », reprit le bohème.

Frédéric n’osa poursuivre ses questions ; cet homme venait de prendre une place démesurée dans sa vie ; il paya la note du déjeuner, sans qu’il y eût de la part de l’autre aucune protestation.

La sympathie était mutuelle ; ils échangèrent leurs adresses, et Hussonnet l’invita cordialement à l’accompagner jusqu’à la rue de Fleurus.