Page:Flaubert - Par les champs et par les grèves.djvu/181

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troncs luisants avaient de la mousse à leurs pieds. Des traces d’ornières passaient là, comme pour mener à quelque château qu’on s’attendait à voir ; mais l’avenue s’arrêtait tout à coup et la rase campagne s’étalait au bout. Dans l’écartement de deux vallons, elle développait sa verte étendue sillonnée en balafres noires par les lignes capricieuses des haies, tachée çà et là par la masse d’un bois, enluminée par des bouquets d’ajoncs, ou blanchie par quelque champ cultivé au bord des prairies qui remontaient lentement vers les collines et se perdaient dans l’horizon. Au-dessus d’elles, bien loin à travers la brume, dans un trou du ciel, apparaissait un méandre bleu, c’était la mer.

Les oiseaux se taisent ou sont absents ; les feuilles sont épaisses, l’herbe étouffe le bruit des pas, et la contrée muette vous regarde comme un triste visage. Elle semble faite exprès pour recevoir les existences en ruines, les douleurs résignées ; elles pourront, solitairement, y nourrir leurs amertumes à ce lent murmure des arbres et des genêts et sous ce ciel qui pleure. Dans les nuits d’hiver, quand le renard se glisse sur les feuilles sèches, quand les tuiles tombent du toit des colombiers, que la lande fouette ses joncs, que les hêtres se courbent et qu’au clair de lune le loup galope sur la neige, assis tout seul près du foyer qui s’éteint, en écoutant le vent hurler dans les longs corridors sonores, c’est là qu’il doit être doux de tirer du fond de son cœur ses désespoirs les plus chéris avec ses amours les plus oubliées.