Page:Flaubert - Salammbô.djvu/16

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courra dans le sillage de mon navire sur l’écume des flots.

Ses narines minces palpitaient. Elle écrasait ses ongles contre les pierreries de sa poitrine. Ses yeux s’alanguirent ; elle reprit :

— Ah ! pauvre Carthage ! lamentable ville ! Tu n’as plus pour te défendre les hommes forts d’autrefois, qui allaient au-delà des océans bâtir des temples sur les rivages. Tous les pays travaillaient autour de toi, et les plaines de la mer, labourées par tes rames, balançaient tes moissons.

Alors elle se mit à chanter les aventures de Melkarth, dieu des Sidoniens et père de sa famille.

Elle disait l’ascension des montagnes d’Ersiphonie, le voyage à Tartessus, et la guerre contre Masisabal pour venger la Reine des serpents :

— Il poursuivait dans la forêt le monstre femelle dont la queue ondulait sur les feuilles mortes comme un ruisseau d’argent ; et il arriva dans une prairie où des femmes, à croupe de dragon, se tenaient autour d’un grand feu, dressées sur la pointe de leur queue. La lune, couleur de sang, resplendissait dans un cercle pâle, et leurs langues écarlates, fendues comme des harpons de pêcheurs, s’allongeaient en se recourbant jusqu’au bord de la flamme.

Puis Salammbô, sans s’arrêter, raconta comment Melkarth, après avoir vaincu Masisabal, mit à la proue du navire sa tête coupée.

— À chaque battement des flots, elle s’enfonçait sous l’écume ; le soleil l’embaumait : elle se fit plus dure que l’or ; les yeux ne cessaient point de pleurer, et les larmes, continuellement, tombaient dans l’eau.