Page:Focillon - Vie des formes, 1934.djvu/83

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

forme, par des fêtes, des parades et des bals. La substance de l’art est alors la vie même. D’une façon plus générale, l’artiste est devant l’existence comme Léonard de Vinci devant le mur ruineux, ravagé par le temps et par les hivers, étoilé par les chocs, taché par les eaux de la terre et du ciel, parcouru par des fentes. Nous n’y voyons que les traces de circonstances ordinaires. L’artiste y voit des figures d’hommes séparées ou mêlées, des batailles, des paysages, des cités qui s’écroulent, — des formes. Elles s’imposent à sa vue active, qui les démêle et qui les reconstruit. Elles s’imposent ou doivent s’imposer de la même façon à l’analyse que nous tentons de sa vie, où le fait est forme avant tout. Ainsi la biographie de Rembrandt ne peut pas être conduite selon les mêmes voies que celle du bourgmestre Six, celle de Velasquez tracée sur le modèle de celle de Philippe IV, celle de Millet taillée dans la même étoffe que celle de Charles Blanc, qui fut pourtant, lui aussi, mais à sa manière, un artiste.

Et s’il nous faut chercher des liens et des rapports entre eux tous, nous verrons que, dans le cours de la vie même, ils sont bien moins définis par les circonstances que par des affinités d’esprit concernant les formes. En disant qu’à un certain ordre des formes correspond un certain ordre des esprits, nous sommes nécessairement conduits à la notion de familles spirituelles, ou plutôt de familles formelles. Il ne suffit pas de dire qu’il existe des intellectuels, des sensibles, des imaginatifs, des mélancoliques, des violents, et il serait dangereux pour nous de chercher à conformer du dedans ces natures et ces caractères. Il faut partir des phénomènes dans l’espace. Ne comptent-ils donc pas, lorsqu’il s’agit de définir et de grouper les autres hommes ? Mais les traces de l’action commune sont vite effacées, et d’abord très mêlées. Encore tout acte est-il geste, et tout geste écriture. Ces gestes, ces écritures ont pour nous une valeur primordiale, et s’il est vrai, comme James l’a montré, que tout geste a sur la vie de l’esprit une influence qui n’est autre que celle de toute