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nietzsche et l’immoralisme

quoi que Nietzsche prétende (sauf à dire ensuite le contraire), ont besoin d’être tantôt refrénés, tantôt dirigés et ordonnés. Se vaincre soi-même, il y a longtemps qu’on y a vu la plus belle et la plus difficile des victoires. Que les nietzschéens et darwinistes se rassurent donc : les hommes peuvent être en paix les uns avec les autres, ils auront encore de quoi lutter, soit avec la nature, soit avec eux-mêmes. La guerre intérieure de l’idée contre la passion se substitue de plus en plus à la guerre extérieure ; n’y a-t-il pas là un élément de lutte suffisant ? Les partisans du conflit universel n’ont-ils pas là de quoi se satisfaire plus qu’à un choc de forces brutales ?

Nietzsche a beau dire que, dans les rapports des hommes entre eux, il faut prendre « les penchants haine, envie, cupidité, esprit de domination pour des tendances essentielles à la vie, pour quelque chose qui, dans l’économie générale de la vie, doit exister profondément, essentiellement[1] » ; il confond par là deux choses qu’on fait distinguer à tout élève de philosophie : les penchants naturels et les passions qui les poussent à l’outrance.

— Qu’est-ce que l’indestructible et utile ambition, demandent les partisans de Nietzsche, sinon une forme de la volonté de puissance et de lutte ? — De la volonté de puissance, soit, mais de lutte, il faut s’entendre. — L’ambition ne suppose-t-elle pas « un obstacle à renverser, un adversaire à combattre » ? — Un obstacle, oui ; un adversaire, pas toujours ni nécessairement. L’ambition d’être un grand poète, un grand philosophe, un grand savant, un homme juste et utile à tous, n’entraîne pas d’adversaires à anéantir.

L’évolution des sociétés, ajoutent les nietzschéens, — M. Simmel, M. Palante, — ne nous montre nullement une diminution d’égoïsme et d’antagonisme dans les rapports humains ; au contraire, la caractéristique de notre époque semble être une extrême intensification des

  1. Nietzsche, Par delà le Bien et le mal, § 23.