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nietzsche et l’immoralisme

tenant, elle est selon la nature et essentielle à la vie, car vivre, Zarathoustra nous l’a dit, « c’est obéir et commander ». Si on se commande à soi-même au nom de sa propre raison, on s’obéit aussi à soi-même ; on vit donc la vie supérieure. Mais Nietzsche ne l’entend pas de cette manière. De la raison, il se moque ; la puissance seule l’intéresse, et c’est pour être plus puissant qu’il faut savoir obéir, afin de pouvoir aussi commander ; la vertu est une condition de vie plus forte, de santé débordante, de progrès au lieu de ruine. — Soit, mais s’il en est ainsi, pourquoi renverser l’antique table des valeurs, stoïcienne ou chrétienne, où la vertu était au premier rang ? pourquoi vouloir terrasser « le dragon aux mille écailles » qui porte écrite sur elles la loi, — une loi d’obéissance et de commandement à soi-même. Nietzsche a réfuté admirablement les anarchistes, mais ne se réfute-t-il point encore mieux ? Après avoir posé le principe de tout anarchisme, a-t-il bien le droit d’en refuser la conséquence : licence absolue ?

Selon Nietzsche, l’anarchiste n’est que le porte-parole des couches sociales en décadence. « Lorsque l’anarchiste réclame, dans une belle indignation, le droit, la justice, les droits égaux, il se trouve sous la pression de sa propre inculture, qui ne sait pas comprendre pourquoi au fond il souffre, en quoi il est pauvre, c’est-à-dire en oie. Il y a en lui un instinct de causalité qui le pousse à raisonner ; il faut que ce soit la faute à quelqu’un s’il se trouve mal à l’aise »[1]. Ainsi, à en croire Nietzsche, c’est absolument la faute de l’ouvrier anarchiste (ou socialiste) s’il est dans une condition misérable qui l’excite à accuser la société entière et à réclamer des lois de répartition meilleure. Le pauvre n’est pauvre qu’en vie ! À qui Nietzsche fera-t-il admettre un tel paradoxe ? Lui qui accuse tant la société quand c’est au nom de son propre individualisme, comment peut-il

  1. Crépuscule des idoles, § 34.