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condamnation de la pitié

la vie ? Pour vaincre les maux, d’ailleurs, il faut les connaître, il faut les étudier, il faut les soigner, il faut apprendre à les guérir : la science de la vie ne ferait aucun progrès sans la science des maux de la vie, qui elle-même suppose la compassion aboutissant à l’action.

Nietzsche ajoute, avec Spencer, que la philanthropie si large qui est maintenant entrée dans nos mœurs est non seulement inutile, mais même nuisible à la société. Nous avons examiné jadis ce problème dans un livre (La Science sociale contemporaine), que Nietzsche, parait-il, a couvert d’annotations marginales. Nous regrettons de ne pas connaître ses objections, mais elles devaient se ramener toutes au fameux : « Périssent les faibles et les ratés » Nous retrouverons plus loin des objections semblables de Nietzsche à Guyau. Reste à savoir ce qu’on entend par les faibles. Nietzsche était physiquement un faible, — à supprimer ; il devait même, par malheur, devenir plus qu’un raté, un dément. Et cependant il fut une preuve de l’utilité que peuvent avoir les faibles de corps et même les déséquilibrés d’esprit, qui ont parfois des facultés intellectuelles supérieures.

    « Pourquoi si dur ? — dit un jour au diamant le charbon de cuisine ; ne sommes-nous pas intimement parents ? »
    Pourquoi si mous ? Ô mes frères, ainsi vous demandé-je, moi : n’êtes-vous donc pas — mes frères ?
    Pourquoi si mous, si fléchissants, si mollissants ? Pourquoi y a-t-il tant de reniement, tant d’abnégation dans votre cœur si peu de destinée dans votre regard ?
Et si vous ne voulez pas être des destinées, des inexorables : comment pourriez-vous un jour vaincre avec moi ?
    Et si votre dureté ne veut pas étinceler, et trancher, et inciser : comment pourriez-vous un jour créer avec moi ?
    Car les créateurs sont durs. Et cela doit vous sembler béatitude d’empreindre votre main en des siècles, comme en de la cire molle.
    Béatitude d’écrire sur la volonté des millénaires, comme sur de l’airain, — plus dur que de l’airain, plus noble que l’airain. Le plus dur seul est le plus noble.
    Ô mes frères, je place au-dessus de vous cette table nouvelle. : Devenez durs !