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l’idéal chrétien

La pratique, c’est ce qu’il laissa aux hommes : son attitude devant les juges, devant les bourreaux, devant les accusateurs et toute espèce de calomnies et d’outrages, — son attitude sur la croix. Il ne résiste pas. Il ne défend pas son droit, il ne fait pas un pas pour éloigner de lui la chose extrême ; plus encore : il la provoque. Et il prie, souffre et aime avec ceux qui lui ont fait du mal… Ne point se défendre, ne point se mettre en colère, ne point rendre responsable… Mais aussi ne point résister au mal, aimer le mal ! »

Ces derniers points sont les seuls que Nietzsche trouve à reprendre chez le Christ. — Mais, demanderons-nous, ne point résister au mal dont on est seul l’objet et aimer le méchant même, est-ce donc « aimer le mal » ? Nietzsche dévie ici du vrai christianisme, qu’il vient cependant de peindre en termes qui rappellent Tolstoï. Nietzsche disait volontiers que Jésus avait trouvé en lui « son meilleur ennemi » ; Jésus avait trouvé aussi en lui un de ses meilleurs amis. Que Nietzsche soit « antichrétien », je le veux, mais il n’est pas « antéchrist » ; il a merveilleusement pénétré dans l’esprit et le cœur du Jésus vrai, sinon du Jésus réel. L’auteur de l’Imitation seul a une onction comparable. Pourquoi donc, après avoir si bien compris la religion intérieure et la morale éternelle, montrer ensuite le poing à la religion et à la morale ? Pourquoi, quand on admire et aime Jésus, prendre l’attitude de Satan ? Zarathoustra a senti la sublime douceur de l’amour et il se fait cependant l’apôtre de la dureté. « L’amour, objecte-t-il aux chrétiens, est l’état où l’homme voit le plus de choses comme elles ne sont pas. La force illusoire y est à son degré le plus élevé, de même la force adoucissante, la force glorifiante. On supporte davantage en amour, on souffre tout. Il s’agissait de trouver une religion où l’on puisse aimer : avec l’amour on se met au-dessus des pires choses dans la vie, on ne les voit plus du tout. » Nietzsche en conclut que l’amour des chrétiens n’est qu’une « prudence », une habileté pour faire réussir leur religion. Il ne se demande pas si,