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nietzsche et l’immoralisme

peuvent le mieux anticiper l’avenir et amener à l’existence, mais elles ne posent rien arbitrairement : elles sentent mieux ou comprennent mieux les besoins profonds de la conscience humaine.

Nietzsche lui-même, d’ailleurs, quand il ne parle plus comme Isaïe, par versets, définit la morale : « l’expression des conditions de vie et de développement d’un peuple, son instinct vital le plus simple[1]. » Il admet donc des conditions de vie et de développement qui dominent nos volontés. Voilà qui est moins poétique, mais plus scientifique : seulement, pourquoi s’en tenir à un « peuple », comme si chaque peuple vivait isolé ? Ce nationalisme germanique est outré. Un peuple, aujourd’hui, a parmi ses conditions de développement celles de tous les autres peuples ; il eût donc fallu dire : la morale est l’expression des conditions de vie et de développement des sociétés humaines ; c’est leur instinct vital, non pas seulement « le plus simple », mais le plus élevé ; c’est même plus qu’un instinct, c’est leur science vitale.

L’idéal moral de Nietzsche, c’est-à-dire son Surhomme, est justifiable, lui aussi, d’une critique fondée sur les lois scientifiques et la constitution philosophique de la conscience humaine. Si cet idéal apparaît à la fin comme un tissu de contradictions internes, si de plus il se montre en opposition avec les tendances normales de la vie et de la conscience, Zarathoustra aura beau, avec l’enthousiasme d’un prophète descendu du Sinaï, élever au dehors de l’humanité sa nouvelle table de valeurs, l’humanité n’y reconnaîtra ni sa volonté vraie, ni, par conséquent, sa vraie loi. Or, le Surhomme est précisément cet assemblage de contradictions. En lui, prétend Nietzsche, la volonté atteint son intensité la plus haute, et Nietzsche n’a pas reconnu que la véritable intensité entraîne, comme Guyau l’avait montré, l’expansion vers autrui. Si le Surhomme de Nietzsche se répand, c’est, nous l’avons vu, comme force « agressive » et

  1. L’Antéchrist, tr. fr., p. 275.