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nietzsche et l’immoralisme

eux, et ainsi de préparer et d’activer toujours à nouveau la naissance du génie. Non le but de l’humanité n’est pas le terme vers où elle marche ; il est dans les exemplaires les plus parfaits qu’elle a produits[1]. » — Soit. Mais que sont ces exemplaires eux-mêmes, sinon l’amplification de ce qui est déjà chez tous, et pourquoi tous n’auraient-ils pas pour but de réaliser le commun idéal, plus obscur dans la pensée des uns, plus clair dans la pensée des autres ? Il n’y a point de grandes individualités sans les grandes collectivités, ni de hautes collectivités sans les hautes individualités.

À la recherche de son idéal antichrétien et même antimoral, Nietzsche finit par s’enfoncer dans un cercle vicieux qui le pousse sans cesse du culte de l’individu au culte de l’universel, et réciproquement.

    Voici le grand midi : c’est là que bien des choses sont manifestes !
    Et celui qui glorifie le Moi et qui sanctifie l’égoïsme, celui-là en vérité dit qu’il sait, le devin : Voici, il vient, il s’approche, le grand midi !



Au premier abord, le Surhomme-antéchrist nous apparaît donc comme un égotiste à outrance, qui remplace l’amour de l’humanité et la charité par l’amour de soi ; mais ce n’était là qu’un premier aspect, et Nietzsche le dépasse. Selon lui, en effet, « l’amour de soi ne vaut que par la valeur physiologique de celui qui le pratique », entendez la valeur vitale, la valeur que la vie a atteinte chez cet individu. « Il peut valoir beaucoup, continue Nietzsche, il peut être indigne et méprisable. Chaque individu doit être estimé suivant qu’il exprime la ligne ascendante ou descendante de la vie. Dans l’intérêt de la vie totale, qui, avec lui, fait un pas en avant, le souci de conservation, le souci de créer son optimum de conditions vitales doit être lui-même extrême. » On voit que Nietzsche, cet individualiste renforcé, fait de l’égoïsme

  1. W. I, 364.