Page:Fouillée - Nietzsche et l’immoralisme, 2e éd., 1902.djvu/35

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
11
part de socialité selon guyau

pourrait devenir pour l’individu une fin réfléchie qu’en vertu d’un pur désintéressement ; mais ce pur désintéressement est impossible à constater comme fait, et son existence a été de tout temps controversée. » Ce passage de Guyau n’a pas été compris, notamment par un commentateur, très attentif pourtant et très sympathique, qui, dans deux articles récents de la Revue de métaphysique, soumet le principe de Guyau à l’analyse la plus minutieuse. Guyau ne nie nullement, — pas plus que Nietzsche, — que l’intention d’être désintéressé existe, que la persuasion même d’être désintéressé existe, que certaines personnes prennent ou croient prendre pour objet de leur volonté le bonheur universel. Mais la question est de savoir si le désintéressement réel et absolu peut vraiment se constater dans l’expérience. Or, c’est ce que Kant nie lui-même : selon lui, on ne peut constater l’existence d’une volonté absolument pure, qui voudrait la loi morale pour cette loi même, sans mélange d’aucun mobile secret où l’amour de soi jouerait un rôle. Le désintéressement absolu suppose une liberté absolue qui ne peut se vérifier en fait et une loi absolue qui ne peut être démontrée en fait. Le seul fait, c’est que nous concevons ou croyons concevoir cette liberté, qu’elle nous apparaît avec les caractères d’impératif, de devoir, de loi ; mais ce fait d’expérience intime n’implique pas à lui seul, selon Guyau, l’objectivité du devoir ni même l’existence certaine, dans notre conscience, d’un réel et pur désintéressement : car nous ne pouvons épuiser par l’analyse tous les motifs et mobiles d’une action[1]. De là Guyau conclut qu’une morale de faits, qui, par méthode, veut d’abord n’être que telle, qu’une morale positive de la vie, « pour ne pas renfermer dès son principe un postulat invérifiable, est obligée d’être d’abord individualiste » ; elle ne doit se préoccuper des destinées de la société « qu’en tant qu’elles enveloppent

  1. Cf. notre Critique des systèmes de morale contemporains et notre livre sur la liberté et le déterminisme, où nous avions soutenu la même doctrine.