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nietzsche et l’immoralisme


Comme Malebranche, avec les platoniciens, retrouvait partout, jusque dans les passions et les vices, la volonté de l’être et de l’être infini, ainsi Nietzsche retrouve partout la volonté de puissance. Si vous aimez quelqu’un, c’est ou pour étendre sur lui votre puissance, ou pour lui ôter la sienne en pénétrant dans son cœur et pour partir de là vers une puissance plus haute. Selon Malebranche comme selon Pascal, nous aimons l’être universel dans les individus eux-mêmes. Prenez, avec Spinoza et Schopenhauer, l’idée de Malebranche dans un sens immanent et vous aurez l’analogue du système de Nietzsche. Ce système est une sorte de panthéisme phénoméniste où la volonté de puissance remplace la substance et où les phénomènes de toutes sortes remplacent les modes. Nietzsche n’est, pas sorti du spinozisme de Schopenhauer, il a seulement adoré ce que Schopenhauer condamnait sous le nom de vouloir-vivre.

Le mot puissance, Macht, n’est d’ailleurs pas plus clair que celui de vouloir-vivre, puisqu’il reste toujours à dire ce qu’on peut, ce qu’on veut, ce qu’on doit. Le pouvoir est, comme la possibilité, une abstraction qui ne se laisse saisir qu’en se déterminant à quelque réalité. L’homme qui peut comprendre ce que les autres ne comprennent pas, l’homme qui peut, par la science, saisir la vérité, celui-là aussi a de la puissance. L’homme qui peut aimer les autres, sortir de soi et de ses limites propres pour vivre de la vie d’autrui, celui-là aussi a de la puissance. N’appellera-t-on puissant ou fort que celui qui a des bras vigoureux ? Il est fort physiquement, cela est certain ; il amènera, comme s’en vantait Théophile Gautier, le chiffre 100 au dynamomètre ; mais Gautier se vantait aussi de pouvoir faire des métaphores qui se suivent, et il considérait cela comme une sorte de puissance. Enchaîner des idées qui se suivent, c’est encore une force. Régler ses sentiments et y mettre de l’ordre, c’est encore une force. Comment donc édifier une doctrine de la vie, et une doctrine prétendue nouvelle, sur une entité aussi vide que celle de la puissance ?