Page:Fourier - Sur l'esprit irréligieux des modernes et dernières analogies 1850.djvu/18

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faisaient aimer la Divinité. Les dieux mythologiques étaient compâtissants aux faiblesses humaines ; contents des privations qu’éprouvait la pauvre humanité, sans en exiger davantage, ils permettaient les voluptés. Leur culte s’identifiait aux passions, aux besoins du grand nombre. La victime sacrifiée à Jupiter valait toujours quelques lippées aux pauvres gens ; Irus dans l’Odyssée obtient sa part des victimes sacrifiées, et les dieux se rendent aimables au peuple quand ils le font asseoir à un banquet copieusement servi. Chacun pouvait se choisir des dieux assortis à ses goûts et ses passions. Il y avait des divinités même pour les voleurs, les marchands, les tripotiers, qui étaient sous la clientelle de Mercure. De là venait que chacun avait pour les dieux une cordiale affection.

Remarquons sur ce point la fausseté de nos préjugés administratifs. L’antiquité permettait aux voleurs et aux marchands de se ménager des protections dans le ciel ; pourtant on ne voyait pas plus de filous dans les villes ni plus de fourberie chez les marchands, tant il est vrai que l’art de gouverner et contenir les peuples est exclusivement du ressort de la politique. Celui qui se croit obligé de recourir sur ce point à la religion n’est pas administrateur. L’emploi naturel de la religion est de consoler, délasser les peuples et non pas de les contenir.

La religion mythologique avait obtenu ce but ; elle était franchement aimée des grands aussi bien que du peuple. Rien ne le prouve mieux que l’épithète de pieux Énée répétée sans cesse par Virgile, si fade, si choquante aux yeux des modernes, qui n’ont plus d’amour pour Dieu. Virgile, homme de cour, poète le plus raffiné de son siècle, aurait-il affublé son héros de cette médiocre épithète, si elle n’eût pas été agréable aux Aristarques de son siècle et à la bonne compagnie de Rome ? Cependant, Énée, par son perpétuel surnom de pieux, devient un personnage fort insipide aujourd’hui. Chacun de nous se demande comment un homme aussi exercé que Virgile a pu ainsi manquer de discernement dans la qualification de son héros. L’énigme ne peut s’expliquer que par la chute de l’esprit religieux. Quand il existait, il faisait le charme des nations. Aussi Virgile, pour rendre odieux le tyran Mezence, lui adresse-t-il d’abord le reproche de mépriser les dieux.

Voit-on que Virgile ait manqué de discernement sur quelque autre sujet ? Non, certes. Aucun écrivain de l’antiquité n’a eu le tact plus fin que lui et n’a mieux observé les convenances de toute espèce ; mais il écrivait pour une société qui aimait Dieu. On ne l’aime plus dans l’âge moderne, et la piété d’Énée, qui plaisait à la cour très-polie des Auguste et des Mécène, devient insoutenable parmi nous ; elle excite la risée du vulgaire même, effet nécessaire des religions modernes qui