Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/52

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générale un individu, un type : de là tout son monde chimérique, et l’erreur con­stante de ceux qui sont venus après lui et se sont nommés les réalistes. Les nominalistes, au contraire, comprenant bien qu’il ne faut pas mettre la logique à laplace de la métaphysique, ni prendre pour des réalités de différents ordres les phases successives de nos conceptions, ont eu le tort d’envelopper le terme final dans la proscription des moyens, et d’assimiler l’unité substantielle vers laquelle se meut la dialecti­que avec ces unités genériques qu’elle rencontre en chemin et que Platon prenait pour des exis­tences concrètes et individuelles. Quand des mains de Platon la dialectique passa à des philo­sophes de décadence, cette sorte de puissance créatrice accordée à la logique produisit néces­sairement deux résultats en apparence opposés, mais qui dans le fond n’en sont qu’un : la multi­plication indéfinie des êtres suivant le plus ou moins de subtilité des philosophes, et une faci­lité extrême à combler les intervalles par des universaux intermédiaires, à produire des trans­formations et des identifications qui sont le grand chemin du panthéisme. Un troisième résultat non moins important de la méprise des platoni­ciens qui croyaient n’arriver à l’idée de Dieu qu’à travers toute cette armée d’intelligibles, et ne s’apercevaient pas que cette idée, au con­traire, était leur point de départ, c’est que leur Dieu, nécessairement conçu comme le terme d’une série, devait rentrer dans le terme géné­ral de la série, tandis que, par la condition même du procédé dialectique, il y échappait. De là l’o­bligation où se crurent les alexandrins de créer deux mondes distincts et cependant nécessaires l’un à l’autre : l’un qu’ils regardèrent comme le véritable ordre rationnel, et qui n’était que le produit illégitime de la dialectique ; l’autre où ils pénétraient par l’extase, et qu’ils croyaient supérieur à la raison, quoiqu’il ne fût que la rai­son elle-même, mal comprise et défigurée, éle­vée au-dessus d’une raison imaginaire. Ils étaient précisément dans le cas de ces métaphysiciens dont parle Leibniz, qui ne savent ce qu’ils de­mandent, parce qu’ils demandent ce qu’ils savent. La raison considérée comme existant d’abord sans Dieu, ne pouvait plus leur donner Dieu sans se ruiner et se confondre elle-même. Platon et les alexandrins tournèrent la difficulté de deux façons très-difTérentes : Platon s’arrêta au mo­ment où la contradiction allait s’introduire en­tre la série qu’il abandonnait et l’idée nouvelle qu’il voyait prête à sortir de l’énergie de la mé­thode dialectique. Il aperçut cet être supérieur à l’être, cette unité antérieure à l’immensité de temps et d’espace, dans laquelle l’équation im­médiate et la possession présente et absolue de toutes les virtualités produit l’immutabilité par­faite^ et qui est la suprême entéléchie ; mais il ne fit que l’entrevoir comme dans un rêve, et s’en tint à ce Démiurpe du Timée, qui existe avant le monde, qui refléchit en le produisant, qui délibère, qui se réjouit, qui gouverne ; un Dieu mobile enfin, quoiqu’il soit lui-même le principe de son mouvement, et par consé­quent, comme le démontre Aristote, un Dieu secondaire. Les alexandrins, au contraire, admi­rent sans hésiter l’unité et l’immutabilité par­faite ; mais cette unité des alexandrins, supé­rieure à l’être par l’élimination de l’être, au lieu d’être seulemont supérieure aux conditions de l’être fini, n’est plus qu’une conception abstraite et stérile, qui couronne, il est vrai^ l’édifice ar­bitraire de la dialectique, mais qui, transportée dans le monde, y demeure à jamais separée de tout ce qui est réalité et vie.

C’est en vain que pour faire de ce néant la

source de l’être, ils l’unissent à des hypostases dont en même temps ils le séparent. Partie que la rigueur de la méthode dialectique exige un seul Dieu, et un Dieu parfaitement un ; parce que la raison humaine, de son côté, ne souffre point que le principe suprême soit dépourvu d’intelligence ; et y fait pénétrer avec la pensée une dualité veritable ; parce qu’enfin la contin­gence du monde entraîne dans le Dieu du monde une faculté productrice, et que cette faculté, in­compatible avec l’unité absolue, n’est pas donnée dans la conception pure de l’intelligence pre­mière, ils croient répondre à tout. en échelonnant, pour ainsi dire, l’un au-dessus de l’autre, le Dieu des écoles de physiciens, celui de Platon et ce­lui des Éléates, et en essayant de sauver le prin­cipe de l’unicité par l’importation des mystères inintelligibles de l’Inde. Mais quand on leur ac­corderait, tantôt que ces trois Dieux sont dis­tincts, et tantôt qu’ils ne le sont pas, quand on ferait cette violence à la raison humaine, qu’au­raient-ils gagné en définitive ? Si le monde est expliqué par la seconde hypostase, jamais la se­conde ne le sera par la pfëmière. Ils ont beau identifier ainsi l’un et le multiplier sans le trans­former, cette contradiction même ne les sauve pas, et toutes les difficultés subsistent.

Le mysticisme des alexandrins n’est donc qu’une illusion et ses résultats sont entièrement chimé— riques. Leur point de départ les condamnait ou à s’arrêter sans motif, comme Platon, ou à se perdre dans l’extravagance en allant jusqu’au bout, comme les Éléates. Ce mysticisme et ces hypostases par lesquelles ils croient pouvoir re­descendre de cette unité morte où les a menés la dialectique, au monde et à la vie qu’ils veu­lent retrouver, ne sont que des fantômes par les­quels ils cherchent à se tromper sur leur propre misère. Leur réminiscence n’est pas réminis­cence : leur unification ne détruit pas l’altérité. Ce qu ils croient retrouver dans leurs souvenirs, ils i’ont sous les yeux ; ce qu’ils croient ne pou­voir posséder que dans l’expiration de leur per­sonnalité, ils le voient face à face, εν έτερό— τν η. A qui sait que l’idée de Dieu éclaire et con­stitue la raison humaine, la réduction des idées rationnelles est immédiate, et le mysticisme est superflu.

La philosophie de Platon, en s’arrêtant au Dé­miurge, donnait au monde un roi et un père, et faisait de la cause première, une cause analo­gue à celle que nous sommes, et, par conséquent, intelligente et libre. La théologie naturelle et la métaphysique, dans un tel système ; venaient en aide à la morale ; et si dans les spéculations de Platon sur la vie future on ne rencontre rien de précis et de déterminé sur la nature des pei­nes et des récompenses, le fait d’une rémunéra­tion et la persistance de la personnalité humaine ne sont jamais mis en doute. Le dogme même delà métempsycose, quand on le prendrait au sé­rieux, ne détruirait après la mort que l’identité personnelle, et non l’identité substantielle. Dans cette vie, la personnalité humaine est respectée, même dans les plus vives ardeurs de l’amour platonique, et le caractère de la philosophie alexandrine, qui se prétendit héritière de l’Aca— démie, rena très-remarquable la théorie de Pla­ton sur la poésie et la subordination constante dans ses écrits de la faculté divinatoire à l’intel­ligence. 11 suit de cette théorie de Platon sur Dieu et sur l’àme humaine, que son Dieu est un Dieu à l’image de l’homme : il n’est donc pas en dissentiment absolu avec la mythologie ; et s’il proscrit les récits des poètes et le polythéisme dans son sens grossier, il conserve, en l’idéali