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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

Saint-Sauveur-le-Vicomte en Cotentin. Tous bons chevaliers et écuyers, et gens d’armes, qui mandés ou priés en étoient, obéirent et s’appareillèrent du plus tôt qu’ils purent, et se mirent à voie et à chemin par devers Normandie pour être à celle journée.

Ce terme pendant et ces choses faisant, toudis parlementoient les deux ducs d’Anjou et de Lancastre à Bruges, et aussi leurs consaulx ; et aussi d’autre part le siége se tenoit grand et fort du duc de Bretagne et du comte de Cantebruges, et des barons et des chevaliers d’Angleterre, devant Saint-Brieuc des Vaulx. Entrues que ils étoient là assiégés, et que ils espéroient fort à conquerre la ville, par le fait de leurs mineurs qui ouvroient en leur mine, lesquels s’étoient ahâtis, qu’ils leur rendroient la ville dedans quinze jours, nouvelles leur vinrent de ceux de Saint-Sauveur, en remontrant comment de long temps ils avoient été assiégés, et le danger que ils avoient souffert ; de quoi, sur la fiance de leur confort, ils s’étoient mis en composition ; et convenoit la ville et le châtel rendre aux François, si, dedans la close Pâques qu’ils attendoient, le siége n’étoit levé ; et pour ce tenir et accomplir ils avoient livré bons ôtages. Le duc de Bretagne, le comte de Cantebruge, le comte de la Marche, le sire Despensier et les barons qui là étoient, eurent bon mestier d’avoir avis et conseil de cette chose, et comment à leur honneur ils en useroient ; si eurent sur ce plusieurs imaginations. Les aucuns disoient que ce seroit bon que on allât les François combattre ; et les autres disoient le contraire ; car plus honorable et profitable leur étoit de tenir le siége devant Saint-Brieuc des Vaulx, puisque si avant l’avoient mené qu’ils le devoient dedans six jours avoir, que soudainement eux partir de là et faire nouvelle emprise ; et que encore, après le conquêt de Saint-Brieuc des Vaulx, tout à temps pouvoient-ils retourner à Saint-Sauveur. Tant fut cil propos démené et débatu que finablement, tout considéré et d’une science, ils s’accordèrent à tenir le siége devant Saint-Brieuc des Vaulx, et leur sembla le plus profitable.


CHAPITRE CCCLXXXIV.


Comment messire Jehan d’Éverues donna soins à un nouvel fort et comment il fut assiegé par les François, puis rescous par le duc de Bretagne.


Messire Jean d’Éverues, comme hardi et entreprenant chevalier et bon homme d’armes de la partie des Anglois, étoit pour ce temps en l’île de Camperlé, et avoit toute celle saison faite sa route à part lui, et fortifié une motte à deux lieues près dudit Camperlé, que on appeloit au pays le Nouvel Fort ; et avoit le dit messire Jean d’Éverues, parmi l’aide de ses gens, et le retour et mansion de ce nouvel fort où il tenoit bonne garnison, tellement travaillé, hérié et guerroyé le pays que nul n’osoit aller de ville à autre. Ni on ne parloit d’autre chose en toute marche ni en l’île de Camperlé que de ce nouvel fort ; et proprement les enfans en Bretagne et les jeunes fillettes en avoient fait une cançon que on y cantoit tout communément ; et disoit la cançon ainsi :


CANÇON[1].


Gardés vous dou Nouviau Fort,
Vous qui allez ces allues ;
Car laiens prent son déport
Messire Jehan d’Évrues.

Il a gens trop bien d’accord,
Car bom tout leur est viés et nues :
Il n’espargnent foible ne fort ;
Tantost ils aront plains leurs crues
De la Mote-Marciot
D’autre avoir que de viés oes,
Et puis meneront à bom port
Leurs pillages et leur conqües.

Gardés vous dou Nouviau Fort.
Vous qui allez ces allues ;
Car laiens prent son déport
Messire Jehan d’Évrues.

Clichon, Rohem, Rochefort,
Biaumanoir, Laval, entrues
Que li dus à Saint Brieu
Dort, chevauciez les frans allues.
Fleur de Bretaigne, oultre bort
Estre à renommés sues,
Et maintenant outes mort ;
Dont c’est pités et grans dues.

Gardés vous dou Nouviau Fort,
Vous qui allez ces allues ;
Car laiens prent son déport
Messire Jehan d’Évrues.

  1. Je n’ai trouvé cette chanson dans aucun autre manuscrit.