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LIVRE II.

savoient comment ils s’en cheviroient, du laisser eux entrer en leur cité, ou non. Et vinrent devers le duc, qui étoit à Hainbont ; mais ce jour que ils venoient vers lui ils encontrèrent le duc sur les champs, ainsi que à deux petites lieues de Vennes, qui venoit celle part. Quand le duc vit ces bonnes gens de Vennes, il les conjouit et leur demanda des nouvelles où ils alloient. Ceux répondirent : « Monseigneur, des nouvelles vous dirons-nous assez. Véez-ci le comte de Bouquinghen et les Anglois qui viennent celle part ; et est leur intention, si comme nous sommes informés, que d’eux loger en votre bonne ville de Vennes. Si regardez que vous en voulez faire ; car sans votre commandement nous n’en ferons rien. Et jà ont-ils refait le pont de Bain que on avoit rompu sur la rivière d’Aoust. » Quand le duc oy ces nouvelles, il pensa un petit et puis répondit : « Dieu y ait part ! ne vous effréez de rien ni ne souciez, les choses iront bien : ce sont gens qui ne nous veulent nul mal. Je suis en aucunes choses tenu envers eux, et ai traités avec eux, lesquels il faut que je porte outre et que je m’en acquitte : si m’en vais à Vennes, et demain je crois bien que ils viendront. Je istrai encontre le comte mon frère et lui ferai tout l’honneur que je pourrai, car en vérité j’y suis tenu ; du surplus vous ferez ainsi que je vous conseillerai ; vous lui offrirez et présenterez les clefs de la ville, et lui direz que vous et toute la ville êtes tous prêts et appareillés de lui recevoir, sauf tant que vous lui ferez jurer que, quinze jours après ce qu’il en sera requis du partir, il en partira et vous rendra les clefs de la ville : c’est tout le conseil que je vous donne. » Les bourgeois de Vennes qui chevauchoient vers le duc répondirent ainsi et dirent : « Monseigneur, nous ferons votre commandement. »

Depuis chevauchèrent-ils tous ensemble jusques à Vennes ; et là se logea le duc celle nuit, et les Anglois s’en vinrent loger à Saint-Jean, un village séant à deux petites lieues de Vennes. Ce soir reçut lettres le comte du Bouquinghen du duc, qui lui escripvoit comme à son cher frère, et lui mandoit que il étoit le bien-venu en la marche de Vennes. À lendemain, quand le comte ot ouï la messe et bu un coup, il monta à cheval et tous montèrent ses gens ; et chevauchèrent moult ordonnément devers la cité de Vennes, l’avant-garde premièrement, le comte de Bouquinghen après en sa bataille, et l’arrière-garde en suivant la bataille du comte. Ainsi les encontra le duc de Bretagne, qui issit de Vennes à l’encontre de eux bien une grande lieue ; et quand il et le comte s’entrecontrèrent ils se firent grand’honneur. Après ces recueillettes qui furent moult honorables, et en chevauchant l’un de-lez l’autre, le comte de dextre et le duc à senestre, le comte de Bouquinghen entra en paroles et dit : « Sainte Marie ! beau frère de Bretagne, que nous vous avons attendu devant Nantes, là étant au siége, ainsi que ordonnance se portoit entre moi et vous, et si n’y êtes point venu ! » — « Par ma foi ! répondit le duc, je n’en ai pu autre chose faire, monseigneur, et vous dis que j’en ai été durement courroucé, mais amender ne le pouvois ; car mes gens de ces pays, pour chose que je leur aie sçu montrer, ni quelquonques alliances que à leurs requêtes je aie faites à vous, ils ne se sont voulu traire avant pour aller au siége avec vous devant Nantes ; et se tiennent tous pourvus sur les frontières le sire de Cliçon, le sire de Dinan, le sire de Laval, le vicomte de Rohan et le sire de Rochefort, pour garder les issues et entrées de Bretagne. Et tous ceux qui s’étoient ahers et conjoints avec moi, tant de chevaliers et de prélats comme de bonnes villes, sont maintenant tout rebelles ; dont je suis grandement courroucé, quand vous me trouvez par leur coulpe en bourde. Si vous dirai, monseigneur, que vous ferez : il est à présent au plein de l’hiver, que il fait froid et mauvais hostoier ; vous venrez à Vennes et là vous tiendrez jusques en avril ou en mai, et vous y rafreschirez ; et je ordonnerai aussi de vos gens ; et passeront le temps au mieux qu’ils pourront ; et de toutes ces choses nous nous revengerons à l’été. » Le comte répondit : « Dieu y ait part ! » car bien véoit que il n’en pouvoit avoir autre chose. Si l’amena le duc de Bretagne en Vennes ; et à l’entrer dedans, les gens de la ville furent appareillés et vinrent en la présence du comte, et lui dirent moult doucement et à nuds chefs : « Monseigneur, pour la révérence de votre haute seigneurie et l’honneur de vous, ne vous mettons nul contredit à entrer en notre ville ; mais nous voulons, pour apaiser le peuple, autrement vous ne seriez pas assur, que vous nous jurez sur saintes Évangiles que, quinze jours après ce que vous en serez requis, vous vous partirez de celle ville