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LIVRE II.

messire Tristan de la Galle, Poitevin, et firent leurs armes moult vaillamment, sans point de dommage ; et quand ils eurent fait, ils passèrent outre. Et adonc vinrent les autres, Édouard de Beauchamp et le Bâtard de Clarens, de Savoie. Cil bâtard étoit un écuyer dur et fort, et trop mieux taillé et formé de tous les membres que l’Anglois n’étoit : si vinrent l’un sur l’autre de grand’volonté, et assirent leurs glaives en leurs poitrines en poussant, et tant que l’Anglois fut bouté jus et renversé, dont les Anglois furent moult courroucés. Quand il fut relevé, il reprit son glaive et s’en vint sur le Bâtard, et le Bâtard sur lui. Encore le bouta le Savoien de rechef à terre, dont les Anglois furent moult courroucés, et dirent : « Édouard est trop foible contre cil écuyer ; les diables le firent bien au Savoien jouter ni ensoigner de quérir joute[1]. » Adonc fut-il pris entr’eux et fut dit que il n’en feroit plus. Quand le Bâtard en vit la manière, qui désiroit à parfaire ses armes, si dit : « Seigneurs, vous me faites grand tort ; et puisque vous voulez que Édouard n’en fasse plus, si m’en donnez un autre auquel je puisse mes armes parfaire. » Le comte de Bouquinghen voulut savoir que Clarens disoit ; on lui dit. Donc répondit-il que le François parloit bien et vaillamment. Adonc saillit tantôt avant un écuyer anglois qui depuis fut chevalier, qui s’appeloit Janekin Stincelée, et vint devant le comte et s’agenouilla, et le pria que il pût parfaire les armes. Le comte lui accorda. Lors se mit en arroy Janekin, et s’arma en la place de toutes pièces, ainsi comme à lui appartenoit, et prit son glaive, et le Bâtard de Clarens le sien ; et vinrent en poussant l’un sur l’autre moult âprement ; et se poussèrent de telle façon que les deux glaives volèrent en tronçons par dessus leurs têtes ; adonc recouvrèrent-ils au second coup, et ainsi en avint, et ainsi du tiers. Toutes leurs six lances furent rompues, dont les seigneurs de l’une partie et d’autre qui les regardoient tenoient ce fait à moult bel : adonc prirent-ils les épées qui étoient fortes, et en six coups ils en rompirent quatre, et vouloient férir des haches, mais le comte leur ôta et dit que il ne les vouloit pas voir en outrance, et que assez en avoient fait. Si se trairent arrière. Et lors vinrent les autres, Jean de Chastel-Morant, François, et Janekin Clinton, Anglois : si se appareillèrent pour faire leurs faits d’armes.


CHAPITRE LXXXI.


Comment Guillaume de Fermiton, chevalier anglois, navra Jean de Chastel-Morant, François, par coup de meschief.


Cil Janekin Clinton étoit écuyer d’honneur au comte de Bouquinghen et le plus prochain que il eût pour son corps ; mais il étoit délié et menu de membres. Si déplaisoit au comte de ce que il avoit à faire à un si fort et si renommé homme d’armes comme Jean de Chastel-Morant étoit. Nonobstant il furent mis en l’essai, et vinrent l’un sur l’autre moult âprement : si dit le comte : « Ils ne sont point pareils ensemble. » Adonc vinrent audit Janekin aucuns chevaliers du comte et lui dirent : « Janekin, vous n’êtes point taillé de porter outre ces faits d’armes, et monseigneur de Bouquinghen s’est courroucé de votre emprise, allez vous reposer. » Adonc se trait l’Anglois d’une part. Et quand Jean de Chastel-Morant en vit la manière si dit aux Anglois : « Seigneurs, si il vous semble que votre écuyer soit trop menu, si m’en baillez un autre à votre plaisir, et je vous en prie, par quoi je parfasse ce que j’ai entrepris ; car on me feroit tort et vilenie si je me partois de cy sans fait d’armes. » Donc répondirent le connétable et le maréchal de l’ost : « Vous dites bien et vous l’aurez. » Adonc allèrent-ils autour aux chevaliers et aux écuyers de leur côté qui là étoient et leur dirent : « Qui se avance de délivrer Jean de Chastel-Morant ? » À ces paroles répondit tantôt messire Guillaume de Fermiton et dit : « Dites-lui que il ne se peut partir de ci sans faire fait d’armes, et qu’il s’en voise reposer un petit en sa chaiere, et tantôt sera délivré, car je m’armerai contre lui. » Celle réponse plut grandement au seigneur de Chastel-Morant, et s’en alla seoir et un petit reposer ; et tantôt fut armé le chevalier anglois et vint en place.

Or furent l’un devant l’autre messire Guillaume de Fermiton et Jean de Chastel-Morant pour faire faits d’armes : chacun prit son glaive et empoigna moult roidement ; et vinrent de course à pied l’un contre l’autre asseoir leurs glaives entre les quatre membres ; autrement à

  1. C’est le diable qui le tentait lorsqu’il a songé à jouter avec ce Savoisien.