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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

À ces coups que ils avoient levé le pennon Saint-George, et que ils devoient partir du moûtier, le chanoine vint et ouvrit la presse, et entra ens, et s’arrêta devant l’hôtel, et dit tout haut : « Beaux seigneurs, que voulez-vous faire ? Ayez ordonnance et attrempance en vous ; je vous vois durement émus. » Adonc vinrent en sa présence messire Jean Soustrée, messire Guillaume Helmen et aucuns des autres, et lui remontrèrent tout ce que ils avoient fait et quelle chose ils vouloient faire. Adonc les refréna le chanoine de Robertsart, par beau langage, et leur dit : « Seigneurs, pensez et imaginez bien votre fait avant que vous entreprenez nulle folie ni outrage : nous ne nous pouvons mieux détruire que de nous-mêmes. Si nous guerroyons ce pays, et nos ennemis en oyent nouvelles, si s’efforceront ; et y entreront de une part et le courront, quand ils verront que point ne leur irons au devant. Ainsi perdrons-nous en deux manières : nous réjouirons nos ennemis et assurerons de ce qu’ils sont en doute, et si fausserons notre loyauté envers monseigneur de Cantebruge. » — « Et que voulez-vous, dit Soustrée, chanoine, que nous fassions ? Nous avons dépendu plus avant que nos gages ; et si n’avons eu prêt ni payement nuls depuis que nous vînmes en Portingal. Si vous avez été payé, et nous ne le sommes point, vous avez beau souffrir. » — « Par ma foi, Soustrée ! dit le chanoine, je n’ai eu plus avant payement que vous, ni sans vous je ne recevrai rien. » Répondirent aucuns chevaliers qui là étoient : « Nous vous en créons bien ; mais il faut que les choses ayent leur cours : montrez-nous comment honorablement nous puissions issir de celle matière et avoir hâtive délivrance ; car si nous ne sommes briévement payés les choses iront mal. » Adonc commença le chanoine de Robertsart à parler, et dit.


CHAPITRE CXLIII.


Comment, après la remontrance du chanoine de Robertsart et l’avis du comte de Cantebruge, trois chevaliers de par eux furent envoyés au roi de Portingal.


« Beaux seigneurs, je conseille que de ci endroit, en l’état où nous sommes, allions parler au comte de Cantebruge, et lui remontrions notre entente. » — « Et lequel de nous lui remontrera notre entente, » dirent-ils ? « Je tout seul, répondit Soustrée ; mais avouez ma parole. » Tous lui orent en convenant de l’advoer. Adonc se départirent-ils en l’état où ils étoient, le pennon Saint-George devant eux, que ils avoient ce jour levé, et s’en vinrent aux Cordeliers, où le comte étoit logé et devoit aller dîner. Tous ces compagnons, qui étoient plus de sept cents, uns et autres, entrèrent en la cour et demandèrent le comte. Il issit hors de sa chambre et vint en la salle parler à eux. Adonc s’avancèrent tous les chevaliers qui là étoient, et Soustrée tout devant qui remontra de bon visage la parole, et dit : « Monseigneur, vous nous avez, qui ci sommes en votre présence, et encore assez d’autres qui sont là hors, attraits et mis hors de notre nation d’Angleterre, et êtes notre chef ; et de nos gages, dont nous n’avons eu nuls, nous ne nous en devons point traire ni prendre fors à vous ; car pour le roi de Portingal nous ne fussions jamais venus en ce pays, ni en son service, si vous ne nous dussiez payer. Et si vous voulez dire que la guerre n’est pas vôtre, mais au roi de Portingal, nous nous payerons bien de nos gages ; car nous courrons ce pays, et puis en ait qui avoir en peut. » — « Soustrée, dit le comte, je ne dis mie que vous ne soyez payés ; mais de courir ce pays, vous me feriez blâme, et au roi d’Angleterre aussi, qui est par alliance conjoint avec le roi de Portingal. » — « Et que voulez-vous, dit Soustrée, sire, que nous fassions ? » — « Je vueil, dit le comte, que vous prenez trois de nos chevaliers, un Anglois, un Gascon, un Allemand ; et ces trois s’en voisent à Lusebonne et remontrent au roi cette besogne et le lointain payement que il fait aux compagnons. Et quand vous l’en aurez sommé, lors aurez-vous mieux cause de faire votre entente. » — « Par ma foi ! dit le chanoine de Robertsart, monseigneur dit bien, et si parle sagement et vaillamment. » À ce darrain propos s’accordèrent tous ; mais pour ce n’ôtèrent-ils pas le pennon Saint-George ; et dirent, puis qu’ils l’avoient levé d’un accord en Portingal, point ne l’abattroient tant qu’ils y seroient. Adonc furent ordonnés ceux qui iroient en ce voyage devers le roi : si furent nommés messire Guillaume Helmen pour les Anglois, messire Thomas Simour pour les étrangers, et le sire de Chastel-Neuf pour les Gascons.

Ces trois chevaliers dessus nommés exploitèrent tant qu’ils vinrent à Lusebonne ; et trou-