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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

et demanda conseil au comte de Foix et aux barons de Berne comment il se maintiendroit. « Monseigneur, dit le comte de Foix, puisque nous sommes ci assemblés, nous irons combattre vos ennemis. »

« Ce conseil fut tenu, et le comte de Foix cru. Tantôt ils s’armèrent et ordonnèrent leurs gens, lesquels étoient environ douze cens hommes à heaumes, et six mille hommes de pied. Ce comte de Foix prit la première bataille et s’en vint courir sur le roi d’Espaigne et ses gens en leurs logis ; et là ot grande bataille et felonnesse, et morts plus de dix mille Espaignols[1]. Et prit le comte de Foix, le fils et le frère du roi d’Espaigne, le comte de Médine et le comte d’Osturem, et grand’foison d’autres barons et chevaliers d’Espaigne, et les envoya devers son seigneur, messire Gaston de Berne qui étoit cil l’arrière-garde. Ët furent là les Espaignols si déconfits que le comte de Foix les chassa jusques au port Saint-Andrieu en Bisquaie. Et se bouta le roi d’Espaigne en l’abbaye, et vêtit l’habit d’un moine, autrement il eût été pris aux poings. Et se sauvèrent par leurs vaisseaux ceux qui sauver se purent, et se boutèrent en mer. Adonc retourna le comte de Foix devers monseigneur Gaston de Berne qui lui fit grand’chère et bonne ; ce fut raison, car il lui avoit sauvé son honneur, et gardé le pays de Berne qui lui eût été perdu.

« Par celle bataille et celle déconfiture que le comte de Foix fit en ce temps sur les Espaignols, et par la prise qu’il eut du fils et du frère au roi d’Espaigne, vint à paix le sire de Berne envers les Espaignols, ainsi comme il la voult avoir. Quand messire Gaston de Berne fut retourné à Ortais, présens tous les barons de Foix qui là étoient, il prit son fils le comte de Foix et dit ainsi : « Beau fils, vous êtes mon fils, bon, certain et loyal, et avez gardé à toujours mais mon honneur et l’honneur de mon pays. Le comte d’Ermignac, qui a l’ains-née de mes filles, s’est excusé à mon grand besoin ; et n’est pas venu défendre ni garder l’héritage où il avoit part ; pour quoi je dis que telle part qu’il y attendoit de la partie ma fille, sa femme, il l’a forfaite et perdue ; et vous enhérite de toute la terre de Berne, après mon décès, vous et vos hoirs à toujours mais ; et prie et veuil et commande à tous mes habitans et subgiets que ils scellent et accordent avecques moi celle ahéritance, Jean, fils de Foix, que je vous donne. » Tous répondirent : « Monseigneur, nous le ferons volontiers. »

« Ainsi ont été, et par telle vertu que je vous conte, anciennement les comtes de Foix qui ont été, comtes et seigneurs du pays de Berne ; et en portent les armes, le cri, le nom et le profit. Pour ce n’en ont pas cils d’Ermignac leur droit, tel que ils le disent à avoir, clamé quitté. Vez-là la cause et la querelle pour quoi la guerre est entre Ermignac, Foix et Berne. »

« Par ma foi, sire, dis-je lors au chevalier, vous le m’avez bien déclaré, et oncques mais je n’en avois ouï parler ; et puisque je le sais, je le mettrai en mémoire perpétuelle, si Dieu donne que je puisse retourner en notre pays. Mais encore d’une chose, si je la vous osois requerre, je vous demanderois volontiers : par quelle incidence le fils au comte de Foix, qui est à présent, mourut ? » Lors pensa le chevalier et puis dit : « La matière est trop piteuse, si ne vous en vueil point parler. Quand vous viendrez à Ortais, vous trouverez bien, si vous le demandez, qui le vous dira. »

Je m’en souffris atant et puis chevauchâmes et vînmes à Morlens.

CHAPITRE XIII.

Des grands biens et des grandes largesses qui étoient au comte de Foix et la piteuse manière de la mort de Gaston, fils au comte de Foix.


À lendemain nous partîmes et vînmes dîner à Mont-Gerbiel, et puis montâmes et bûmes un coup à Ercies, et puis venismes à Ortais sur le point de soleil esconsant. Le chevalier descendit à son hôtel et je descendis à l’hôtel à la Lune sur un écuyer du comte, qui s’appeloit Ernauton du Pan, lequel me reçut moult liement, pour la cause de ce que je étois François. Messire Espaing de Lyon, en la quelle compagnie j’étois venu, monta amont au chastel et parla au comte de ses besognes ; et le trouva en ses galeries, car à celle heure, ou un petit devant, avoit-il dîné, car l’usage du comte de Foix est tel, ou étoit alors, et l’avoit toujours tenu d’enfance, que il se couchoit et levoit à haute nonne[2] et soupoit à mie nuit.

  1. Froissart aime beaucoup les grands coups d’épée. Tout ce qui ressemble aux romans de chevalerie a un titre de plus pour lui paraître croyable.
  2. C’est-à-dire qu’il faisait la méridienne.