Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/410

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
404
[1388]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.

rère tout jus, et se mit moult bas, et se vêtit de noir, et tous ceux de son hôtel. Et fut le corps de l’enfant porté en pleurs et en cris aux frères mineurs à Ortais, et là fut ensépulturé. Ainsi en alla que je vous conte de la mort de Gaston de Foix : son père l’occit voirement, mais le roi de Navarre lui donna le coup de la mort. »

CHAPITRE XIV.

Comment messire Pierre de Berne fut malade par fantôme, et comment la comtesse de Biscaye se partit de lui.


À ouïr conter le conte à l’écuyer de Berne de la mort au fils du comte de Foix, os et pris-je à mon cœur grand’pitié ; et le plaignis moult grandement ; pour l’amour du gentil comte son père, que je véois et trouvois seigneur de si haute recommandation, si noble, si large du sien donner et si courtois, et pour l’amour aussi du pays qui demeuroit en grand différend et par deffaut d’héritier. Je pris atant congé de l’écuyer, et le remerciai de ce que à ma plaisance il avoit son conte fait. Depuis le vis-je en l’hôtel de Foix plusieurs fois, et eûmes moult de parlemens ensemble ; et une foi, lui demandai de messire Pierre de Berne, frère bâtard du comte, pourtant que il me sembloit un chevalier de grand’volonté, si il étoit riche homme et point marié. Il me répondit : « Marié est-il voirement, mais sa femme ni ses enfans ne demeurent point avecques lui. » — « Et pourquoi ? » dis-je. « Je le vous dirai, dit le chevalier. Messire Pierre de Berne a de usage que de nuit en dormant il se relève, et s’arme, et trait son épée, et se combat, et ne sait à qui, voire si on n’est trop soigneux de lui. Mais ses chambrelans et ses varlets qui dorment en sa chambre et qui le veillent, quand ils l’oent ou voient, ils lui vont au devant et l’éveillent ; et lui disent comment il se maintient, et il leur dit qu’il n’en sait rien, et qu’ils mentent. Et aucune fois on ne lui a laissé nulles armures ni épée en sa chambre ; mais quand il se relevoit, et nulles il n’en trouvoit, il menoit un tel terribouris et tel brouillis que il sembloit que tous les diables d’enfer dussent tout emporter, et fussent là dedans avecques lui. Si que, pour le mieux, on les lui a laissées : car parmi ce, il s’oublie à lui armer et désarmer, et puis se reva coucher. » — « Et tient-il grand’terre, demandois-je, de par sa femme ? » — « En nom Dieu, dit l’écuyer, oil ; mais la dame par qui le héritage vient, possesse les profits, et n’en a messire Pierre de Berne que la quatrième partie. » — « Et où se tient la dame ? » — « Elle se tient, dit-il, en Castille avecques le roi son cousin ; et fut son père comte de Biscaye, et étoit cousin germain du roi Dam Piètre qui fut si cruel ; lequel roi Dam Piètre le fit mourir, et vouloit aussi avoir par devers lui celle dame pour la emprisonner ; et saisit toute sa terre ; et tant comme il vesqui la dame n’y ot rien. Et fut dit à la dame, qui s’appelle comtesse de Biscaye, quand son père fut mort : « Dame, sauvez-vous, car si le roi Dam Piètre vous tient, il vous fera mourir ou mettra en prison, tant est fort courroucé sur vous, pourtant que vous devez avoir dit et témoigné que il fit mourir en son lit la roine, sa femme, la sœur au duc de Bourbon et à la roine de France ; vous en êtes mieux crue que nulle autre, car vous étiez de sa chambre. » Pour celle doute, la comtesse Florence de Biscaye se partit de son pays, à petite compagnie, ainsi que usage est que chacun et chacune fuit la mort volontiers ; et se mit au pays des Bascles, et passa parmi ; et fit tant, à grand’peine, que elle vint céans devers monseigneur, et lui conta toute son aventure. Le comte, qui est à toutes dames et damoiselles doux et amoureux, en ot pitié ; et la retint et la mit avecques la dame de Corasse, une haute baronnesse en ce pays, et la pourvéy de ce que il lui appartenoit. Messire Pierre de Berne, son frère, étoit lors jeune chevalier, et n’avoit pas l’usage qu’il a maintenant, et étoit grandement en la grâce du comte. Si fit le mariage de celle dame et de lui, et recouvra sa terre si très tôt comme il l’ot épousée et mariée ; et en a le dit messire Pierre de la dame fils et fille, mais ils sont en Castille avec la dame, car ils sont encore jeunes ; et ne les veut pas laisser la mère avecques le père pour la cause de ce qu’elle a grand droit à possesser de la greigneur part de sa terre. » — « Sainte Marie ! dis-je lors à l’écuyer, et dont peut ores venir à messire Pierre de Berne celle fantaisie que je vous oy recorder que il n’ose dormir seul en une chambre, et quand il est endormi, il se relève tout par lui et fait telles escarmouches ? Ce sont bien choses à émerveiller. » — « Par ma foi, dit l’écuyer, on lui a bien demandé, mais il ne sait à dire dont il lui vient. Et la première fois que on s’en aperçut, ce fut la nuit ensuivant d’un jour auquel il avoit