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LIVRE II.

des Anglois chey bien à point et grandement pour ceux du Val de Sorie qui ne se donnoient de garde de cette chevauchée et embûche ; car si ils se fussent tous trouvés ensemble à l’heure que ordonnée ils avoient, ils la eussent eu par échellement, ni jà n’y eussent failli.

Quand messire Thomas Trivet et ceux qui ces gens d’armes menoient virent que ils avoient failli à leur entente, si furent durement courroucés ; et se remirent ensemble au mieux qu’ils purent, et puis eurent nouvel conseil. Si se conseillèrent de boire un coup sur les sommiers et puis envoyer courir devant le Val de Sorie ; ainsi fut fait. Tantôt après le desjeun qui fut moult bref, messire Raymond de Baghes, Navarrois, fut élu à quarante lances pour courir devant la ville pour attraire hors les géniteurs[1] qui la gardoient. Si chevaucha le chevalier devant le Val jusques aux barrières ; et là ot grand’escarmouche ; car ces géniteurs, qui étoient bien deux cents, saillirent tantôt hors et commencèrent à traire et lancèrent sur ces gens d’armes qui petit à petit se reculoient pour les attraire plus avant hors de leur ville ; et vous dis que ils eussent vilainement foulé ces gens d’armes, si l’embûche ne se fût traite avant ; mais ils vinrent tout éperonnant jusques à là, abaissant les lances et frappant en eux. Si en y eut de première venue moult d’abattus, de morts et de blessés, et furent déboutés à leur grand dommage dedans la ville. Si fermèrent leurs barrières et leurs portes et puis montèrent ès créneaulx ; car ils cuidoient bien avoir l’assaut ; mais non eurent, car les Anglois et Navarrois se retrairent et repassèrent la montagne de Mont-Caieu tout de jour et revinrent à leur logis où ils trouvèrent leurs gens. Si se tinrent là celle nuit, et à lendemain, qui fut le jour Saint-Étienne, ils se retrairent devers une ville prochaine de là, que on dit Castan en Navarre, et là trouvèrent-ils le roi qui là étoit venu la vigille de Noël. Mais en venant en la ville de Castan, les Anglois ardirent le jour Saint-Étienne aucuns villages au Val de Sorie, et par espécial un gros village qui s’appeloit Negrete et le pillèrent tout.


CHAPITRE XLII.


De la paix qui fut faite entre le roi d’Espaigne et celui de Navarre, et de la mort du roi Henri d’Espaigne et du couronnement de Jean son fils.


Les nouvelles vinrent au roi D. Henry de Castille, qui se tenoit à Séville au cœur de son royaume, que les Anglois avoient chevauché et ars au Val de Sorie en faisant la guerre du roi de Navarre. Si en fut durement courroucé, et jura que ce seroit amendé ; et escripvit tantôt lettres devers son fiis Jean de Castille, en lui mandant expressément que il fit un mandement par tout son royaume des nobles, et les assemblât, car il seroit temprement en Espaigne et se contrevengeroit contre le roi de Navarre des dépits que on lui avoit faits. L’infant de Castille ne voult ni n’osa désobéir au commandement de son père, et fit et ordonna le mandement, ainsi que commandé lui fut. Entrementes que ces gens d’armes s’assembloient et que le roi Henry étoit encore à venir, messire Thomas Trivet s’avisa que il mettroit sus une petite chevauchée de gens d’armes et iroit devant une ville en Espaigne que on dit Alpharo. Si se partit un soir de Kastan et du roi de Navarre et chevaucha ; et n’avoit en sa compagnie que cent lances, mais c’étoient toutes gens d’étoffe ; et chevauchoient devers Alpharo. Sur l’ajournement, ils vinrent à une petite lieue près de la ville et se boutèrent là en embûche. Si furent envoyés pour courir devant la ville messire Guillaume Cendrine et Andrieu Audrach, et avoient en leur compagnie environ dix lances ; et vinrent jusques à un rieu qui court devant la ville, lequel on passe outre à grand meschef. Toutefois ils le passèrent et firent Andrieu Audrach et Pierre Maselle, Navarrois, saillir outre leurs coursiers et vinrent jusques aux barrières. Adonc commença l’effroi grand et fort à lever en la ville ; et sonnèrent leurs trompettes les gens d’armes qui dedans étoient ; si s’assemblèrent et ouvrirent leurs portes et leurs barrières, et se mirent tous au dehors et commencèrent à traire et escarmoucher. Des dix lances n’en y avoit plus, qui eussent passé le ruis, que les deux dessus nommés : si retournèrent quand ils virent le faix venir et firent ressaillir leurs coursiers outre. Ceux de Alpharo virent que ces gens n’étoient que un petit, et rien ne savoient de l’embûche ; si les

  1. Cavaliers montés sur de petits chevaux du pays, appelés genets.