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LIVRE III.

qui y furent, n’y sont pas, et tous sont morts ou tournés de notre côté ; si ne nous est pas la chose si périlleuse comme elle a été du temps passé ; car qui m’en croira, nous les combattrons et passerons la rivière de Doure ; si nous tournera à grand’vaillance. »

La parole que le comte de la Lune dit, et le conseil que il donna fut bien ouï et entendu ; et y en avoit grand’foison qui tenoient celle opinion. Adonc parla messire Olivier du Glayaquin et dit : « Comte de la Lune, nous savons bien que quant que vous dites, c’est par grand sens et par grand’vaillance qui est en vous : or prenons que nous allons combattre le duc de Lancastre. Si nous n’avions à autrui à faire que à lui, nous nous en chevirions bien, mais vous laissez le plus gros derrière ; c’est le roi de Portingal et sa puissance, où bien a, selon ce que nous sommes informés, vingt-cinq cens lances et trente mille autres gens. Et sus la fiance du roi de Portingal, le duc de Lancastre est entré en Galice ; et ont, si comme nous savons de vérité, et il convient qu’il soit et si s’en suit, grandes alliances ensemble ; car le roi de Portingal a la fille du duc par mariage. Or regardez que vous voulez dire sus cela. » — « En nom de Dieu, répondit le comte de la Lune, nous combattrons entre nous François, car je me compte des vôtres, le duc de Lancastre : nous sommes gens assez en quatre mille lances pour le combattre ; et le roi de Castille et les Castellains auront bien, si comme ils disent, vingt mille chevaux et trente mille de pied, et combattront bien et hardiment le roi de Portingal. Je oserois bien attendre l’aventure avecques eux. »

Quand les chevaliers de France se virent ainsi reboutés du comte de la Lune, si dirent : « Par Dieu ! vous avez droit et nous avons tort, car nous devrions dire et mettre avant ce que vous dites ; et il sera ainsi, puisque vous le voulez ; ni nul ne contredira à votre parole. » — « Seigneurs, dit le roi, je vous prie, conseillez-moi loyaument, non par bobant ni par hâtivété, mais par avis et par humilité, et que le meilleur en soit fait. Je ne accepte pas celle journée, ni ne tiens pour arrêtée. Je veuil que nous soyons encore demain ensemble en celle propre chambre. Et par espécial vous, messire Guillaume de Lignac, et vous, messire Gautier de Passac, qui êtes envoyés en ce pays de par le roi de France et le duc de Bourbon comme souverains capitaines de tous, je vous prie que vous ayez collation ensemble et regardez lequel est le plus profitable et honorable pour moi et pour mon royaume ; car par vous sera tout fait, du combattre nos ennemis ou du laisser. » Ils s’inclinèrent devers le roi et répondirent : « Sire, volontiers. »

Ainsi se départit le parlement pour la journée et se retraist chacun en son hôtel. Les chevaliers de France eurent, ce jour ensuivant après dîner et le soir, plusieurs paroles ensemble ; et dirent les aucuns : « Nous ne nous pouvons combattre honorablement jusques à tant que monseigneur de Bourbon sera venu. Que savons-nous quelle chose il voudra faire, ou combattre ou non ? Or soit que nous combattons et que nous ayons la journée pour nous, monseigneur de Bourbon en seroit grandement indigné contre nous, et par espécial sur les capitaines de France. Et si la fortune étoit contre nous, nous perdrions nos corps et ce royaume ; car si nous étions rués jus, il n’y auroit point de recouvrer ens ès Castellains, que tout le royaume ne se perdist pour le roi à présent. Et si en serions eneoulpés plus que les autres ; car on diroit que nous aurions fait faire la bataille et que nous ne savons donner nul bon conseil. Encore outre, que savons-nous si tout ce pays est à un, ni si ils ont mandé couvertement le duc de Lancastre et sa femme qui se tient héritière de Castille ? car elle fut fille au roi Dam Piètre ; tout le monde le sait bien. Et si ils véoient le duc et les Anglois sur les champs qui chalengent la couronne de Castille et disent que ils ont juste cause, car le roi Jean fut fils au bâtard, ils se pourroient tourner en la fin, si comme ils firent à la grosse bataille de Nazre ; et nous demeurerions morts ou pris sur les champs. Si que, il y a doubles périls, tant pour le roi que pour nous : il est fol et outrageux qui conseille la bataille. »

« Eh ! pourquoi donc, dirent les autres, n’en parlent ceux qui y sont tenus de parler, comme messire Guillaume de Lignac et messire Gautier de Passac ? » — « Pour ce, répondirent les autres, que ils veulent savoir l’opinion de tous ; car il ne peut être que on ne leur ait dit bien au partir, les consaulx du roi et du duc de Bourbon, quelle chose ils doivent faire ; et par raison le saurons-nous demain. »