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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

monter atout deux mille lances, et pour aller en Angleterre. Et étoit tout ce fait à l’entente, si comme renommée couroit, que pour attraire le duc et la duchesse de Lancastre hors de Castille et pour en voir le mouvement et la fin. Le duc de Bourbon se tenoit encore à Paris, car bien savoit que si le duc de Lancastre retournoit en Angleterre, il n’auroit que faire en Castille ni travailler son corps si avant. Et devoient en l’armée du connétable être et aller en Angleterre avecques lui Bretons, Angevins, Poitevins, Mansaulx, Xaintongiers, Blaisois et Tourangeaux, et chevaliers et écuyers des basses marches ; et avecques le comte de Saint-Pol et le sire de Coucy devoient être François, Normands et Picards ; et le duc de Bourbon avoit deux mille lances pour sa charge, Berruyers, Auvergnois, Limousins et Bourguignons des basses marches. Ainsi étoient en ce temps les choses parties en France ; et savoit chacun quelle chose il devoit faire et où il devoit aller, fût en Angleterre ou en Castille.

Bien est vérité que le royaume d’Angleterre fut en celle saison en grand péril et en pestillence, plus grande assez que quand les vilains d’Exsesses et de la comté de Kent et d’Arondel se rebellèrent contre le roi et les nobles, et ils vinrent à Londres, et je vous dirai raison pourquoi.

Les nobles d’Angleterre et les gentilshommes furent adoncques tous d’un accord et de une alliance avecques le roi contre les vilains. Maintenant ils se différoient les uns des autres trop grandement, le roi d’Angleterre contre ses deux oncles le duc d’Yorch et le duc de Glocestre, et les oncles contre le roi ; et toute celle haine venoit et naissoit du duc d’Irlande qui étoit tout le conseil du roi. Les communautés en Angleterre, en plusieurs lieux, cités et bonnes villes, savoient bien le différend qui entre eux étoit. Les sages le notoient à grand mal qui en pouvoit naître et venir ; les fous n’en faisoient compte, et disoient que c’étoit tout par envie que les oncles du roi avoient sus leur neveu le roi, et pour ce que la couronne d’Angleterre leur éloignoit ; et les autres disoient : « Le roi est jeune ; si croit jeunement et jeunes gens ; mieux lui vaudroit, et plus honorable et profitable lui seroit, de croire ses oncles qui ne lui veulent que bien et l’honneur et profit du royaume d’Angletere, que celle poupée le duc d’Irlande, qui oncques ne vit rien, ni oncques rien n’apprit, ni ne fut en bataille. » Ainsi se différoient les cœurs et les langages des uns et des autres en Angleterre ; et y apparoient grandes tribulations ; et bien étoit sçu et connu en France ; et pour ce s’appareilloient les dessus dits nommés seigneurs de y aller à toute leur puissance et faire un très grand destourbier.

D’autre part; les prélats d’Angleterre étoient aussi en haine l’un contre l’autre ; l’archevêque de Cantorbie, lequel étoit de ceux de Montagu et de Percy contre l’archevêque d’Yorch, lequel étoit de ceux de Neville. Si étoient-ils proismes et voisins, mais ils sentre-héoient mortellement, pour tant que le sire de Neville avoit le regard et le gouvernement de Northonbrelande à l’encontre des Escots dessus le comte de Northonbrelande et ses enfans, messire Henry et messire Raoul de Percy. Et en celle seigneurie et donation l’avoit mis son frère l’archevêque d’Yorch, qui étoit l’un des gens du conseil du roi avecques le duc d’Irlande,

Vous devez savoir que, si très tôt que les Anglois sçurent que le voyage de mer de l’Escluse fut rompu et brisé, il y eut en Angleterre plusieurs murmurations en plusieurs lieux ; et disoient aucuns, qui pensoient le mal avant que le bien : « Que sont devenues les grandes entreprises et les vaillans hommes d’Angleterre ? Le roi Édouard vivant, et son fils le prince, nous soldions aller en France et rebouter nos ennemis de telle façon que nul ne s’osoit mettre en bataille contre nous ; et si il s’y mettoit, il étoit déconfit davantage. Quelle chose fut-ce du noble roi Édouard de bonne mémoire, quand il arriva en Normandie, en Costentin, et il passa parmi le royaume de France ? Et les belles batailles, et les beaux conquêts que il y eut sur le chemin ? Et puis à Crecy il déconfit le roi Philippe et toute la puissance de France, et prit, avant que il retournât de ce voyage en Angleterre, la ville de Calais ! Où sont les chevaliers ni ses enfans en Angleterre maintenant qui fassent la chose pareille ? Aussi du prince de Galles, le fils de ce noble roi ? Ne prit-il pas le roi de France et déconfit sa puissance à Poitiers, à peu de gens que il avoit contre le roi Jean ? En ces jours étoient Anglois doutés et cremus, et parloit-on de nous par tout le monde et de la bonne chevalerie qui