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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

Quand ils virent que le passage étoit bon et courtois, si furent tout réjouis : et passèrent tantôt outre ; chacun, qui mieux passer pouvoit, si passoit. Quand l’avant-garde fut outre la rivière, si se logèrent, en attendant toutes les osts, et pour eux enseigner le passage. Si tint messire Jean de Hollande son convenant à l’Espaignol, et lui donna congé. Lequel se départit d’eux, et chevaucha devers Medine-de-Camp, où le roi de Castille se tenoit, une belle cité et forte, au pays de Camp.

Le duc de Lancastre et le roi de Portingal qui chevauchoient ensemble, vinrent à ce passage, qu’on dit Place-Ferrade, pourtant que le gravier y est bon et ferme, et sans péril. Si passèrent là les osts du roi et du duc : et le lendemain l’arrière-garde : et tous se logèrent au pays de Camp.

Nouvelles vinrent à ceux de Ruelles, de Castesories, de Medine, du Ville-Arpent, de Saint-Phagon[1], et des cités, villes et chastels, et forteresses du pays de Camp et d’Espaigne, que les Anglois et Portingalois étoient outre la rivière de Deure, et avoient trouvé le passage. Si en furent toutes gens moult émerveillés. Et disoient les aucuns : « Il y a eu trahison ; car jamais, sans l’enseignement de ceux du pays, ils n’eussent trouvé ce gué où ils sont passés. Il n’est rien qui ne soit sçu, ou par varlets, ou autrement. »

Les seigneurs de la partie du roi de Castille sçurent que Douminghe Vagher, Gallicien, leur avoit montré et enseigné ce passage. Il fut tantôt pris : et connue l’affaire, ainsi comme avoit allé, il fut jugé à mourir ; et fut amené à Ville-Arpent ; et là eut-il la tête tranchée.

CHAPITRE LXXXIII.

Comment Gautier de Passac et Guillaume de Lignac, chefs des François en Castille, conseillèrent au roi d’attendre le duc de Bourbon, sans s’aventurer à la bataille ; et comment aucuns Anglois allèrent escarmoucher aux François de Ville-Arpent ; et comment le duc de Lancastre commença à se décourager, pour les mésaises de lui et de ses gens.


Quand le roi de Castille sçut l’affaire, comment à si grand’puissance leurs ennemis, le roi de Portingal et le duc de Lancastre, étoient sur les champs et approchoient fort, si se commença à ébahir. Et appela messire Gautier de Passac et messire Guillaume de Lignac ; et leur dit : « Je suis trop fort émerveillé du duc de Bourbon, qu’il ne vient. Nos ennemis approchent, et tiendront les champs, qui ne leur ira au devant, et gâteront tout mon pays : et jà se contentent mal les gens de mon royaume, de ce que nous ne les combattons. Si me donnez conseil, beaux seigneurs, quelle chose en est bonne à faire. » Ces deux chevaliers qui savoient plus d’armes assez que le roi ne fît, car plus en avoient usé, et pour ce principalement avoient-ils été envoyés de France par-delà, répondirent et dirent : « Sire roi, monseigneur de Bourbon viendra ; en ce n’y aura nulle défaute : et quand il sera venu, nous aurons conseil quelle chose nous sera bonne à faire : mais jusques à sa venue nous ne nous mettrons point en apparent pour combattre nos ennemis. Laissez-les aller et venir et chevaucher là où ils veulent. Ils tiennent les champs : et nous tenons les bonnes villes, qui sont bien garnies et pourvues de toutes pourvéances, et de bonnes gens d’armes. Ils tiennent le soleil et la grand’chaleur du temps et de l’air : et nous tenons les ombres et le rafreschissement de l’air. Ils trouvent, et trouveront pays tout gâté et exillé, et tant plus iront plus avant, et moins de pourvéances ni de vivres y trouveront. Et, pour ce, et pour telle incidence et aventure qui pouvoit avenir et écheoir, au commencement de la saison, furent condamnés à être désemparés et abattus tous petits forts, églises et manoirs, que vos gens fortifioient ; et où ils se vouloient retraire et mettre tout le leur. Sire roi, ce fut très sagement conseillé et ouvré de tout abattre, car maintenant vos ennemis eussent plus bel loger, et eux tenir au pays de Camp, qu’ils n’auront ; car ils n’y trouveront rien s’ils ne l’y apportent, fors le chaud soleil sur leurs têtes, qui les ardera et occira : de ce soyez tout assuré. Toutes vos villes, cités et chastels, sont bien garnis et pourvus de bonnes gens d’armes. Nous croyons bien qu’ils feront aucuns assauts et aucunes envahies, car c’est vie et nourrisson de gens d’armes. En telles choses convient-il qu’ils se oublient, et passent le temps. Pour ce chevauchent-ils parmi le monde, pour eux avancer. Si ne vous souciez de rien, car en celle guerre n’aurez-vous nul grand dommage. »

  1. Roales. — Castroxeris. — Medina dei Campo. — Vilhalpando. — Sahagun.