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LIVRE II.

fils le duc de Bourgogne[1], ils avoient envoyé lettres moult amiables devers le roi, en lui remontrant que pour Dieu il ne se voulsist mie conseiller contre eux à leur dommage ; car ils ne vouloient au roi ni au royaume que amour, paix, obéissance et service ; et que leur sire, à tort et à grand péchié les travailloit et les grévoit ; et que ce que ils faisoient, ce n’étoit fors que pour soutenir leurs franchises, lesquelles leur sire vouloit tollir et abattre, et qu’il leur étoit trop cruel. Le roi moyennement s’inclinoit à eux, et n’en faisoit ainsi que nul compte. Aussi ne faisoit le duc d’Anjou son frère ; car le comte de Flandre, quoi que ce fût leur cousin, si n’étoit mie bien en leur grâce pour la cause du duc de Bretagne qu’il avoit tenu et soutenu de-lez lui en son pays, outre leur volonté, un grand temps : si ne faisoient compte de ses ennuis. Aussi ne faisoient le pape Clément et les cardinaux ; et disoient que Dieu lui avoit envoyé celle verge pourtant que il leur avoit été contraire.


CHAPITRE LXIV.


De la mort messire Bertran de Claiquin, connétable de France, et de l’honneur que le roi lui fit ; et comment le Chastel-Neuf de Randon se rendit.


En ce temps se tenoit le bon connétable de France, messire Bertrand de Claiquin, en Auvergne, à grands gens d’armes ; et se tenoit à siége devant Chastel-Neuf de Randon à trois lieues près de la cité de Mende et à quatre lieues près du Puy ; et avoit enclos en ce chastel Anglois et Gascons ennemis au royaume de France, qui étoient issus hors du Limousin où grand’foison de forteresses angloises avoit. Si fit, le siége durant, devant plusieurs assauts faire, et dit et jura que delà ne partiroit, si auroit le chastel. Une maladie prit au connétable, de laquelle il accoucha au lit : pour ce ne se défit mie le siége, mais furent ses gens plus aigres que devant. De celle maladie messire Bertran de Claiquin mourut[2] ; dont ce fut dommage, pour ses amis et pour le royaume de France. Si fut apporté en l’église des Cordeliers[3] au Puy en Auvergne ; et là fut une nuit ; et lendemain on l’embasma et appareilla, et fut mis en son sarcueil et apporté à Saint-Denis en France ; et là fut ensepveli assez près de la tombe du roi Charles de France[4], lequel l’avoit fait faire très son vivant ; et fit le corps de son connétable mettre et coucher à ses pieds. Et puis fit faire en l’église Saint-Denis son obsèque aussi révéremment et aussi notablement comme si ce fût son fils ; et y furent ses trois frères et les notables hommes du royaume de France.

Ainsi vaca, par la mort du connétable de France, l’office de la connétablie. Si fut avisé et ordonné de qui on le feroit : si en étoient nommés plusieurs hauts barons du royaume de France, et par espécial le sire de Cliçon et le sire de Coucy ; et voult le roi de France que le sire de Coucy fût regard de toute Picardie ; et adonc lui donna-t-il toute la terre de Mortaigne, qui est un bel héritage séant entre Tournay et Valenciennes : si en fut débouté messire Jacquemes de Werchin le jeune, sénéchal de Hainaut, qui le tenoit de la succession de son père, qui en fut sire un grand temps. Et vous dis que ce sire de Coucy étoit grandement en la grâce du roi de France, et vouloit le roi qu’il fût connétable. Mais le gentil chevalier s’excusoit par plusieurs raisons, et ne vouloit mie encore entreprendre si grand faix, comme de la connétablie ; mais disoit que messire Olivier de Cliçon étoit mieux taillé de l’être que nul ; car il étoit vaillant homme et sage et amé, et connu des Bretons. Si demeura la chose en cel état un espace de temps. Et les gens messire Bertran de Claiquin retournèrent en France ; car le chastel se rendit à eux le propre jour que le connétable mourut[5]. Et s’en rallèrent ceux qui le tenoient en Limosin en la garnison de Caluset et de

  1. Philippe-le-Hardi, duc de Bourgogne, était gendre du comte de Flandre, Louis de Male, dont il avait épousé la fille et unique héritière, Marguerite de Flandre.
  2. Bertrand du Guesclin mourut le 13 juillet 1380.
  3. Le Laboureur dit dans l’église des Jacobins.
  4. Du Guesclin avait désigné un autre lieu pour sa sépulture. « Nous élisons, dit-il dans le premier article de son testament rapporté par Le Laboureur, la sépulture de notre corps être faite en l’église des Jacobins de Dinan, en la chapelle de nos prédécesseurs. » Mais Charles ordonna que du Guesclin fût enterré à Saint-Dznis, dans le caveau qu’il avait fait préparer pour lui-même, et où était déjà déposée la reine, morte en 1377.
  5. On lit dans une chronique manuscrite sur vélin, écriture du quinzième siècle :

    « Et lors si comme il pleut à Dieu, fut le dit connétable malade au dit siége, l’espace de vingt jours, et puis trépassa de ce siècle le vendredi treizième jour de juillet au dit an mil trois cent quatre vingt, sans ce que ceulx du dit chastel en sçussent jusques après ce que le lendemain eurent rendu le dit chastel aux gens du dit bon connétable. »

    Ce fait a été raconté de différentes manières. Quel-