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LIVRE IV.

Après la messe, qui fut bien chantée et solennellement, le roi de France et la roine retournèrent en leurs chambres, et toutes les dames aussi qui chambres en le palais avoient. Assez tôt après le retour de la messe, le roi et la roine de France entrèrent en la salle, et toutes les dames.

Vous devez savoir que la grand’table de marbre qui continuellement est au palais ni point ne se bouge étoit renforcée d’une grosse planche de chêne épaisse de quatre pois[1], la quelle table étoit couverte pour dîner sus. En sus de la grand’table, encontre un des piliers, étoit le dressoir du roi, grand, bel et bien paré, couvert et orné de vaisselle d’or et d’argent, et bien convoité de plusieurs qui ce jour le virent. Devant la table du roi, tout au long descendant, avoit unes bailles de gros merrien par raison à trois entrées ; et la étoient sergens d’armes, huissiers du roi et massiers moult grand’foison qui les entrées gardoient, à la fin que nul n’y entrât si il n’étoit ordonné pour servir à table. Car vous devez savoir, et vérité fut, que en la dite salle avoit si grand peuple et telle presse de gens que on ne se pouvoit retourner fors à grand’peine. Menestrels étoient là à grand’foison qui ouvroient de leurs métiers de ce que chacun savoit faire. Le roi, prélats et dames lavèrent. L’on s’assit à table, et fut l’assiette telle. Pour la haute table du roi, l’évêque de Noyon faisoit le chef, et puis l’évêque de Langres, et puis de-lez le roi l’archevêque de Rouen, et puis le roi de France qui séoit en un surcot tout ouvert de vermeil verel fourré d’hermine, la couronne d’or très riche sur son chef. Après le roi, un petit en sus, séoit la roine de France, couronnée aussi de couronne d’or moult riche. Après la roine séoit le roi d’Arménie[2], et puis la duchesse de Berry, et puis la duchesse de Bourgogne, et puis la duchesse de Touraine, et puis madame de Nevers, et puis mademoiselle Bonne de Bar, et puis la dame de Coucy, et puis mademoiselle Marie de Harecourt. Plus n’en y avoit à la haute table du roi, fors encore, tout dessous, la dame de Sully, femme à messire Guy de la Trémoille.

À deux autres tables, tout environ le palais, séoient plus de cinq cents damoiselles ; mais la presse y étoit si grande que à peine ne les put-on servir. Des mets qui étoient grands et notables, ne vous ai-je que faire de tenir compte ; mais je vous parlerai des entremets qui y furent, qui si bien étoient ordonnés que on ne pourroit mieux ; et eût été pour le roi et pour les dames très grand’plaisance à voir, si cils qui entrepris avoient à jouer pussent avoir joué.

Au milieu du palais avoit un châtel ouvré et charpenté en carrure de quarante pieds de haut et de vingt pieds de long et de vingt pieds d’aile ; et avoit quatre tours sur les quatre quartiers, et une tour plus haute assez au milieu du châtel ; et étoit figuré le châtel pour la cité de Troie la grande, et la tour du milieu pour le palais de Ilion. Et là étoient en pennons les armes des Troyens, telles que du roi Priam, du preux Hector son fils et de ses autres enfans, et aussi des rois et des princes qui enclos furent en Troie avecques eux. Et alloit ce châtel sur quatre roues qui tournoient par dedans moult subtilement. Et vinrent ce château requerre et assaillir autres gens d’un lez qui étoient en un pavillon, lequel pareillement alloit sur roues couvertement et subtilement, car on ne véoit rien du mouvement ; et là étoient les armoiries des rois de Grèce et d’ailleurs, qui mirent le siége jadis devant Troie. Encore y avoit, si comme en leur aide, une nef très proprement faite, où bien pouvoient être cent hommes d’armes ; et tout par l’art et engin des roues se mouvoient ces trois choses, le châtel, la nef et le pavillon. Et eut de ceux de la nef et du pavillon grand assaut d’un lez à ceux du châtel, et de ceux du châtel aux dessus dits grand’défense. Mais l’ébattement ne put longuement durer pour la cause de la grand’presse de gens qui l’environnoient. Et là eut des gens par la chaleur échauffés, et par presse moult mésaisés. Et fut une table séant au lez devers l’huis de parlement, où grand’foison de dames et damoiselles étoient assises, de force ruée par terre ; et convint les dames et damoiselles qui y séoient, soudainement et sans arroy lever, par l’échauffement de la presse et de la grand’chaleur qui étoit au palais. La roine de France fut sur le point d’être moult mésaisée ; et convint une verrière rompre qui étoit derrière li pour avoir vent et air. La dame de Coucy fut pareillement trop fort mésaisée. Le roi de France s’aperçut

  1. Pouces.
  2. Léon VI, de la famille de Lusignan. Voyez note première, page 1, liv. II de Froissart.